La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"L'encyclopédie du geste ouvrier" Misères et splendeurs de la geste ouvrière

Si l'on s'en réfère aux origines de la geste - corpus d'écrits épiques de l'époque féodale relatant les hauts faits de personnages historiques ou légendaires -, la forme chorégraphiée mise en jeu et interprétée par Sylvie Balestra de la Cie Sylex s'inscrit pleinement dans le droit fil des "exploits" de la geste ouvrière. En effet, est-il encore utile de le rappeler à une époque vibrant au rythme frénétique de l'indice du CAC 40, ce qui fabrique la richesse d'un pays, c'est la force fabuleuse déployée sans relâche par des milliers d'anonymes, travailleurs de l'ombre éclipsés par les gesticulations aveuglantes des performeurs boursiers.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Si l'artiste, chorégraphe, performeuse et passionnée d'ethnographie - elle s'est notamment penchée sur les rituels à fortes charges symboliques du monde du rugby en en livrant un état des lieux percutant comme une charge de mêlée - choisit là comme "sujet" d'étude le geste ouvrier dans le dessein d'en faire la matière vivante d'une encyclopédie, c'est tout… sauf un hasard. En effet, ayant eu pour géniteurs une mère femme de ménage dans un hôtel de luxe et un père plombier l'emmenant sur ses chantiers, elle était "tout naturellement" prédestinée à se pencher sur le geste ouvrier, sujet constituant de son histoire, sujet faisant corps avec elle. Une sorte de retour aux sources de ce qui a nourri l'enfant en elle.

Alors qu'en contre-point une vidéo diffuse en abyme les images d'engins élévateurs transportant les poutres métalliques ayant servi à la rénovation du bâtiment du Glob Théâtre, lieu de la représentation, la chorégraphe endossant la posture d'une conférencière dévoile "la petite fabrique" de son intervention… Observer des communautés en adoptant le point de vue d'un objectif libre de tout "pré-jugé" afin de saisir au mieux la réalité des scènes qu'il capte dans son viseur. Puis, traduire ce réel dans un spectacle qui ne soit ni hommage, ni critique savante, mais traduction fidèle aux choses vues et entendues.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Le corps au travail, le corps engagé dans le labeur, tel est le thème de ce parcours (ré)initiatique mêlant souvenirs familiers et recherches de terrain. Ainsi, de sa mère confectionnant avec grand soin les bouquets destinés aux stars du Festival de Cannes, pliant impeccablement leurs précieuses robes dans leurs valises luxueuses, nettoyant leur salle de bain sans laisser trace de la moindre gouttelette sur leur beau miroir. Ranger, balayer, nettoyer sans relâche, tâches répétitives, travail de Sisyphe - mots écrits à la craie sur le sol témoin - qu'elle accomplissait actionnée par l'amour du travail bien fait. Jusqu'au jour où, nouvelles méthodes de management obligent, on l'a privé du sens de son labeur en lui intimant des procédures édictées par des technocrates soucieux du seul rendement.

Ainsi, de son père lui faisant découvrir très tôt le monde des chantiers. Univers peuplé d'hommes avares de paroles ou alors seulement des bribes échappées de plusieurs langues comme naguère dans la tour de Babel où le Patron Dieu dispersa le langage commun en une multitude afin de diviser pour mieux régner. Absorbé tout entier dans sa tâche, le travailleur appliqué n'a pas le loisir de se laisser distraire… Une vidéo tournée en 2012 dans une usine de métallurgie montre un fondeur plongeant sa perche dans un brasier ardent pendant que l'interprète du monde ouvrier écrit en majuscules sur le sol les mots "MÉTAL - FEU - MALADIE - MORT". Aujourd'hui l'usine a fermé ses portes et ses quelques machines rouillées, témoins de ce temps oublié, ne pourront à jamais parler la condition ouvrière.

Le corps engagé, c'est aussi la troublante beauté du geste du travailleur manuel et de ses mains enfilant instinctivement ses gants, les retirant, comme une chorégraphie apprise et répétée sans faillir. Cependant, les mains-outils portent les stigmates du labeur intensif qu'elles s'emploient à exécuter en trouvant empiriquement le bon geste, celui qui résulte d'une savante alchimie entre force et douceur.

Fidèle au contrat annoncé d'une encyclopédie à écrire, la chorégraphe commence par la lettre A, début des mots Apprentissage, et Automatiser… Suivront les autres lettres, P comme Professionnel, S comme Sensations… Autant d'occasions pour la chorégraphe - ayant réuni au plateau les objets reliques de la condition ouvrière : masque du soudeur, boîtier commande des élévateurs, gants protecteurs - de recomposer artistiquement, sans les imiter pour autant, les gestes précieusement documentés comme autant de mots articulant les phonèmes d'une geste ouvrière dont elle est en train d'écrire la syntaxe sous nos yeux, témoins de cette Histoire considérée comme bien trop peu glorieuse pour être habituellement racontée.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Ce qui marque la prime jeunesse génère des vertus durables lorsqu'il s'agit d'émotions positives transcendant la suite des jours. Héritière d'une mémoire ouvrière "encrée" en elle, faisant corps - celui de la danseuse qu'elle est devenue - avec la petite et la grande Histoire des travailleurs de l'ombre dont elle se fait la passeuse attentive, Sylvie Balestra livre dans son "Encyclopédie du geste ouvrier" l'énergie du bel ouvrage… l'énergie vitale des travailleurs de tous les pays. Par vagues successives, ses échos énergisants atteignent à leur tour les spectateurs, embarqués les yeux grand ouverts dans cette odyssée aux horizons régénérateurs.

Création vue le jeudi 6 avril 2023 au Glob Théâtre de Bordeaux.

"L'encyclopédie du geste ouvrier"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Conférence dansée de la Compagnie Sylex, Sylvie Balestra.
Conception et mise en scène : Sylvie Balestra.
Avec : Sylvie Balestra.
Créateur lumière : Éric Blosse.
Accompagnement et développement : Vanessa Vallée.
Production : Compagnie Sylex.
Durée : 50 minutes.

Tournée
Du 27 au 29 avril 2023 : "Grrrrr" au Point Fabre, Chêne-Bourg (Suisse).
20 et 21 mai 2023 : Rencontres et Performances, Théâtre du Cloître, Bellac (87).
4 juillet 2023 : Vieillesse & Élégance - Festival de Bellac, Théâtre du Cloître, Bellac (87).

Yves Kafka
Lundi 24 Avril 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024