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Théâtre

"Je ne suis pas arabe" Une fresque mémorielle émouvante interprétée avec brio, humour et grande poésie

Mahdjouba Akrour est née à Oran en 1942. Elle a toujours dit à son petit-fils Elie de "laisser les morts tranquilles". Elle n'est pas arabe. Elle est française. Oran, ça n'existe pas. À l'aube de devenir père, soutenu par sa famille, Elie se demande pourquoi son enfant ne vient toujours pas au monde. Sa grand-mère, Mahdjouba, manque à l'appel… Nous sommes dans l'Oran des années trente et nous voilà embarqués dans une épopée onirique et surréaliste, entre situations absurdes et Histoire.



© Julien Giami.
© Julien Giami.
Un conte fantastique, une auto-fiction, une réalité revisitée, un récit picaresque, une épopée familiale ? "Je ne suis pas arabe" d'Elie de Boissière et Ben Popincourt, c'est un peu tout ça à la fois. Mais c'est surtout l'histoire de Mahdjouar Akrour, la grand-mère d'Elie, qui a demandé à changer de prénom et qui est devenue Magda Akrour, un personnage un peu fou, mystique, rempli de contradictions et d'énigmes (sic).

Qui parmi nous n'a pas un jour cherché à connaître ses racines, ses origines exactes, quand bien même ces dernières semblaient pourtant connues et acquises ? Question existentielle qui, quand elle n'a pas de réponse, peut devenir obsédante, voire davantage…

Élie Boissière, on l'a vu déjà jouer dans "Tom à la ferme", de l'auteur québécois Michel-Marc Bouchard, dans une mise en scène de Vincent Marbeau. Dans cette pièce aux allures de thriller, évoquant déjà le thème de la famille, le jeu organique du comédien était palpable, dense et investi. Non sans un bon mélange de force et de fragilité.

© Julien Giami.
© Julien Giami.
Il semblerait que les goûts éclectiques du comédien, ses différents et nombreux projets déjà réalisés, et sa passion pour le théâtre, entre autres, l'aient enfin conduit à être seul en scène. Alors, qu'en est-il de cette arène aride où, cette fois-ci, les partenaires sont absents, et où il faut s'imposer seul, comme un grand ? Enfin, presque seul, car une myriade de personnages sont quand même largement évoqués dans ce spectacle. Certains ont vraiment existé. D'autres sont totalement issus de l'imaginaire des deux complices à l'écriture.

Et puis il y a la musique sur scène qui occupe une place centrale, celle de l'oud, cet instrument originaire du Moyen-Orient dont joue le musicien Ahmed Amine Ben Feguira, passionné aussi de jazz et diplômé en musicologie.

Ce son apparaît comme un personnage à part entière qui transporte les spectateurs dans un voyage d'émotions bien palpables, consolidant fort justement la narration et l'interprétation du comédien. Peut-être l'instrument et son interprète auraient-ils pu se mouvoir davantage sur le plateau et se lever de leur place à nos yeux un peu trop statique… Pour envelopper encore davantage la sensibilité du propos.

"Tom à la ferme", comme déjà signalé plus haut, était déjà une pièce sur le poids du secret de famille, sur le fatum, les silences, les non-dits. "Je ne suis pas arabe" aussi, le premier spectacle de la jeune Compagnie "Les Yeux Larges" et dont la genèse a commencé dans une maternité, celle où l'enfant d'Elie et Donia doit venir au monde. Mais ce bébé, il tarde à pointer le bout de son nez ! Quelqu'un qui ne "pointe pas non plus le bout de son nez", c'est Magda, la grand-mère d'Elie, elle qui lui a toujours répété qu'elle était française (l'Algérie l'était à ce moment-là).

Elle n'est pas là malgré la profusion de joie et de plats cuisinés de toutes origines. Moment "culinaire" interprété de façon particulièrement remarquable par Elie Boissière. Alors Elie fonce droit devant, pour comprendre son absence, en faisant un bond en arrière dans les années trente en Algérie. En vrai ou pas ! En faisant venir Magda à Paris, dans son appartement, réellement ou pas ! Pour savoir. Pour crever l'abcès des non-dits de ses parents d'origine normande et maghrébine, convertis tous deux au judaïsme.

Toutes "ces gueules différentes du côté maternel", tous ces gens, nombreux, il fallait qu'il les découvre, qu'il aille à leur rencontre. Qu'il sache… Qu'il cesse de botter en touche ! À un moment, ça suffit !

© Julien Giami.
© Julien Giami.
"Ma grand-mère constitue la mémoire vivante de la famille. Je brûlais d'envie de jouer un spectacle sur elle. Je me devais de capturer ses souvenirs pour les transmettre à mon tour, et faire parler les silences".

La mise en scène d'Alexis Sequera a privilégié la sobriété et l'épure. Une simple toile blanche derrière laquelle le comédien se meut en ombres chinoises suffit à transporter le public dans son nécessaire voyage-requête et à nous le faire partager.

Osons entrevoir dans ce drap blanc, peut-être, l'idée de ce "voile-linceul" qui ne cesse de se dresser entre la France et l'Algérie… Le Blanc pas si blanc du colonialisme, présent-absent, encore et encore, et ses ombres en mémoire que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître…

Dans l'évocation des différents personnages qu'interprète le comédien, l'interprétation frôle parfois des dimensions caricaturales dignes de certains one-man-show, aux allures du "Djamel Comédie Club". Cela dit, Elie Boissière y excelle largement, mais gageons que ce parti pris aurait pu être minimisé au profit d'autres moments de poésie, d'émotions et de nostalgie bien plus en phase avec le thème de la pièce, comme la scène finale par exemple ou encore l'évocation de la "politique injustice".

© Julien Giami.
© Julien Giami.
La caricature de Mamie Magda, entre autres, relève d'un véritable talent d'acteur tant sur le plan de la pantomime que corporel ! Celle des têtes de chèvres sur les étals du marchand aussi.
À certains moments, la diction et le phrasé du comédien ne sont pas sans nous rappeler ceux d'Abd-Al-Malik, et nous transportent dans de bien jolies références poétiques.

Mais créer, c'est faire une large place à des choix sans être souvent en mesure de renoncer !
Dans cette petite salle intimiste du Théâtre La Reine Blanche, le voyage d'Elie Boissière dépasse largement les trois murs du plateau, grâce à son talent, et nous invite à songer à nos propres origines, avec humour, fine sensibilité et talent assuré.

Pour ce qui est du quatrième, courez-y en faire partie pour découvrir par vous-mêmes ce à quoi il vous expose.
◙ Brigitte Corrigou

"Je ne suis pas arabe"

Texte : Elie Boissière et Ben Popincourt.
Mise en scène : Alexis Sequera.
Avec : Elie Boissière et le musicien Ahmed Amine Ben Feguira.
Lumières : Nathan Sebbagh.
Musiques : Ahmed Amine Ben Feguira.
Compagnie Les Yeux Larges.
Durée : 1 h 10.

Du 19 novembre au 21 décembre 2024.
Mardi et jeudi à 21 h, samedi à 20 h. Relâche : 26 novembre, 10 et 17 décembre.
Théâtre de la Reine Blanche - Scène des Arts et des Sciences, Salle Marie Curie, Paris 18ᵉ, 01 40 05 06 96.
>> reineblanche.com

Brigitte Corrigou
Jeudi 5 Décembre 2024

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© PKL.
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