La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Ingolstadt" d'après Marieluise Fleisser… Une chambre d'expérimentation des gens infernaux

La mise en scène signée Ivo van Hove, d'après le diptyque "Ingolstadt" de Marieluise Fleisser, prend "L'enfer, c'est les autres" au pied de la lettre. Le village est un laboratoire dans lequel on expérimente l'abîme humain chez les "petites gens". Jan Bülow (Roelle), en tête de la distribution, livre une performance exceptionnelle.



© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Marieluise Fleisser est louée pour son théâtre des "petites gens" dans une communauté fermée. Tel est le cas de sa plus célèbre pièce, "Ingolstadt", qui fait du village allemand un purgatoire dont ses habitants se détruisent sous le couvert de la religion et la moralité. D'une part, l'institution, et de l'autre, la défaillance de la nature humaine. Olga est enceinte de Paps, qui ne l'aime pas. Personne dans sa famille ne connaît sa grossesse, sauf Roelle, bouc émissaire du village. Lorsqu'il sait qu'Olga veut se faire avorter, il lui fait un chantage pour gagner son affection. Olga le repousse et Roelle prétend invoquer un ange pour se faire respecter par les habitants du village et Olga. Le plan échoue et se retourne contre lui ; les soldats le jettent dans un étang.

Quand Olga confesse enfin sa grossesse à son père, ce dernier la repousse et Roelle tente sa dernière chance pour se faire aimer d'Olga en revendiquant que l'enfant est le sien. Olga le déteste encore plus et l'accuse qu'il la "tire vers le bas". Autour du couple Olga-Roelle, le drame représente un écosystème fermé dans laquelle les gens ne s'amusent que dans la négativité et la souffrance d'autrui. Les soldats, qui devraient maintenir l'ordre, deviennent des agents de violence qui s'abusent entre eux et abusent Berta et Alma, servantes qui rêvent d'une vie meilleure. Marieluise Fleisser met l'accent sur la perspective féminine pour présenter un tableau des "petites gens" dans toute sa cruauté.

© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
La création d'Ivo van Hove, transportée du Festival de Salzbourg (Salzburger Festspiele) au Burgtheater pour le public viennois, représente le village comme une chambre d'expérimentation métaphorique pour tirer et montrer le pire des gens qui sont liés à l'endroit par une sorte de fatalité. Le texte est adapté du "Fegefeuer in Ingolstadt" (Purgatoire à Ingolstadt) et "Pioniere in Ingolstadt" (Les pionniers à Ingolstadt) par le dramaturge Koen Tachelet. C'est un travail intelligent et méticuleux qui maintient avec réussite l'équilibre entre les riches aspects de la représentation qui confrontent le monde extérieur et le monde intérieur, l'individualité et la société, la vérité et l'hypocrisie. Cette confrontation se manifeste sur le plan visuel par les lectures du crédo chrétien (accompagnées de la projection vidéo signée Julia Várkonyi) qui ponctuent le drame dans son évolution vers le point culminant.

Les décors de Jan Versweyveld profitent d'une illusion d'espace établie par des miroirs des trois côtes de la scène et montrent un coin marécageux du village, décoré d'ampoules lumineuses colorées et des tours de diffusion desquelles sortent de temps en temps des commandes absurdes propres à une école militaire. L'éclairage, également de Versweyveld, est dramatiquement puissant. On apprécie les jeux d'ombres pendant la lecture du crédo et des changements subtils au sein des nuances naturelles pour signaler les épisodes décisifs qui marquent des étapes de plus en plus profondes dans la descente vers l'abîme humain. Au profit du monde intérieur, la musique d'Eric Schleichim, couvrant un large éventail des genres, du hard rock à la cantate baroque, saisit les sentiments en fonction des différents aspects de l'amour présents dans le drame : romantique, violent, amical, manipulateur et corrosif.

La distribution, composée de l'ensemble du Burgtheater de Vienne, est menée par Marie-Luise Stockinger (Olga) et Jan Bülow (Roelle) qui livrent tous deux une performance poignante. Bülow, si jeune et d'une présence scénique si éblouissante, réunit habilement le tragique, le pathétique et le ridicule du bouc émissaire du village avec un peu d'humour noir et d'auto-ironie. Il sonde l'abîme et la défaillance de son personnage avec courage et une bonne compréhension.

Stockinger, froide et distanciée, incarne le paradoxe intérieur d'Olga qui est, dans un même temps, forte et fragile à la plénitude. Le lien émotionnel qui surgit entre les deux protagonistes principaux maintient une certaine ambiguïté, celle du dégoût mêlé de tendresse, comme il le faut.

© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Aussi poignante est la performance de Lilith Hässle (Berta, une des servantes abusées par des soldats) qui parvient à faire entrer une riche profondeur psychologique dans les contraintes de son personnage. Lili Winderlich (Clementine, sœur d'Olga), belle et acide, est un contrepoint fort pour Olga et une force essentielle dans le développement des dynamiques toxiques qui séparent le couple principal du reste du village.

Tilman Tuppy (Peps, compagnon d'Olga qui ne l'aime pas et de qui elle est enceinte) campe une figure grossière et impitoyable qui reflète dans un même temps la mentalité du village et fournit une justification causale de la rudesse et du renfermement d'Olga. Parmi les soldats, Gunther Eckes (Münsterer) sort du lot en livrant une interprétation brutale qui n'épargne rien de la défaillance mentale et morale de son personnage.

En somme, une soirée bien marquante ; sans aucun doute l'un des points forts de la maison cette saison.

"Ingolstadt"

© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Spectacle an allemand.
D'après "Purgatoire à Ingolstadt" et "Les pionniers à Ingolstadt" de Marieluise Fleisser.
Texte : Marieluise Fleisser.
Mise en scène : Ivo van Hove.
Avec : Marie-Luise Stockinger, Jan Bülow, Lilith Hässle, Lili Winderlich, Tilman Tuppy, Gunther Eckes, Dagna Litzenberger Vinet, Maximilian Pulst, Johan Hackman, Lucas Vogelsang, Julian von Hansemann, Oliver Nägele, Rainer Galke, Elisabeth Augustin, Etienne Halsdorf.
Décors et éclairage : Jan Versweyveld.
Assistant pour les décors : Dimitrij Muraschov.
Costumes : An D'Huys.
Musique : Eric Schleichim.
Vidéo : Julia Várkonyi.
Dramaturgie : Koen Tachelet, Sebastian Huber.

Prochaines représentations
18 et 27 octobre 2022 ; 3, 10 et 14 novembre 2022,.
Burgtheater de Vienne, Universitätsring 1, Vienne, 1er district.
Achat et réservations des billets sur >> burgtheater.at
Tél. : +43 (0)151 444 4545.
info@burgtheater.at

Vinda Miguna
Mardi 18 Octobre 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023







À découvrir

"Othello" Iago et Othello… le vice et la vertu, deux maux qui vont très bien ensemble

Réécrit dans sa version française par Jean-Michel Déprats, le texte de William Shakespeare devient ici matière contemporaine explorant à l'envi les arcanes des comportements humains. Quant à la mise en jeu proposée par Jean-François Sivadier, elle restitue - "à la lettre" près - l'esprit de cette pièce crépusculaire livrant le Maure de Venise à la perfidie poussée jusqu'à son point d'incandescence de l'intrigant Iago, incarné par un Nicolas Bouchaud à la hauteur de sa réputation donnant la réplique à un magnifique Adama Diop débordant de vitalité.

© Jean-Louis Fernandez.
Un décor sombre pouvant faire penser à d'immenses mâchoires mobiles propres à avaler les personnages crée la fantasmagorie de cette intrigue lumineuse. En effet, très vite, on s'aperçoit que l'enjeu de cet affrontement "à mots couverts" ne se trouve pas dans quelque menace guerrière menaçant Chypre que le Maure de Venise, en tant que général des armées, serait censé défendre… Ceci n'est que "pré-texte". L'intérêt se noue ailleurs, autour des agissements de Iago, ce maître ès-fourberies qui n'aura de cesse de détruire méthodiquement tous celles et ceux qui lui vouent (pourtant) une fidélité sans faille…

L'humour (parfois grinçant) n'est pour autant jamais absent… Ainsi lors du tableau inaugural, lorsque le Maure de Venise confie comment il s'est joué des aprioris du vieux sénateur vénitien, père de Desdémone, en lui livrant comment en sa qualité d'ancien esclave il fut racheté, allant jusqu'à s'approprier le nom d'"anthropophage" dans le même temps que sa belle "dévorait" ses paroles… Ou lorsque Iago, croisant les jambes dans un fauteuil, lunettes en main, joue avec une ironie mordante le psychanalyste du malheureux Cassio, déchu par ses soins de son poste, allongé devant lui et hurlant sa peine de s'être bagarré en état d'ébriété avec le gouverneur… Ou encore, lorsque le noble bouffon Roderigo, est ridiculisé à plates coutures par Iago tirant maléfiquement les ficelles, comme si le prétendant éconduit de Desdémone n'était plus qu'une vulgaire marionnette entre ses mains expertes.

Yves Kafka
03/03/2023
Spectacle à la Une

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
07/04/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022