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Avignon 2022

•In 2022• "Milk" Tableau de femmes au visage tragique, une affaire d'État…

Sur un sol de dalles grises, des femmes vêtues de combinaisons anciennes émergent de la nuit du plateau. Elles portent dans leurs bras des mannequins inertes et leur visage semble refléter la gravité de celles dont on assassine les enfants. Lentement, pas à pas, elles s'avancent vers le front de scène, le bercement se fait de plus en plus rapide et les bruits associés, plus haletants. Pour un peu, on se croirait dans un tableau de Rembrandt ou encore du Caravage tant un clair-obscur nimbe cette étrange procession.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Après son sidérant "Musée" présenté l'an dernier où Bashar Murkus nous immergeait dans une scène de crime odieux (le meurtre de 49 enfants dans un musée israélien) pour assister avec lui aux tout autant odieuses dernières heures du terroriste condamné à mort, le metteur en scène palestinien d'Haïfa (directeur artistique du Théâtre Khashabi, politiquement et économiquement indépendant) revient avec force. Si la mort est toujours la pierre angulaire du propos, celle-ci est abordée ici sous l'angle chorégraphique, excluant toutes paroles. Par l'incroyable impact de ces corps souffrants, animés d'une énergie sourde et éclairés picturalement, la détresse nous est rendue physiquement palpable.

Le chœur silencieux de femmes, échappé de la nuit des temps pour venir faire effraction dans notre présent, tressaute, pousse quelques ahanements désarticulés comme les mannequins que ces femmes sans âge laissent choir à leurs pieds. Leurs mamelles, désormais privées de leur fonction nourricière, laissent couler leur lait - inutile - qui échoue sur la face livide de celluloïds à taille humaine, jusqu'à disparaître un temps en coulisses, portant à la main la brassière de leurs mamelons désertés par la vie. Ainsi s'enchaîneront des tableaux troublants, projetant poétiquement - politiquement - l'enfer vécu.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Leur désir d'amour maternel est si grand qu'elles en viennent à embrasser la matière inerte, à lisser les cheveux absents, le visage sans expression qu'elles gratifient - réflexe ancestral - d'attendrissantes chatouilles. Sur une musique venue des profondeurs, sous l'effet du manque, elles hallucinent leurs enfants morts pour combler en elles le vide abyssal de leur disparition. Et, soudain, dans ce paysage de désolation brute, surgit une femme au ventre rond porteur d'une espérance inouïe…

Chants d'oiseaux, bouquets de fleurs, musiques douces, la vie est là qui semble de nouveau frémir… Un enfant adulte est annoncé. L'humain enfant, venu des limbes où il séjournait, apparu pour tenter de sauver une humanité abîmée par sa folie guerrière. Miracle humain aussitôt célébré par les seaux de lait des femmes l'aspergeant frénétiquement... Mais ainsi en va-t-il du sacrifice féminin, en enfantant, la vie est parfois ravie aux mères porteuses d'espérance. Et comme si les hallucinations rédemptrices se diluaient dans les miasmes présents, une à une, les femmes se retirent, laissant désemparé "l'enfant homme" qu'elles finiront (très beau tableau christique) par porter à l'horizontale, après avoir lavé de lait ses blessures sanguinolentes.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ces Mères Courage, privées des fruits de leur ventre, n'auront de cesse de soulever avec énergie les plaques du sol d'Haïfa pour, tel Sisyphe et son rocher, tenter de réaménager la terre d'Haîfa appropriée par les Israéliens. Travail colossal qui les amènera à gravir unies le sommet de leur Terre volée, dans un impressionnant tableau où, alignées, elles nous feront front, silencieusement. Mais les happy-ends n'existant que dans les (mauvais) contes pour enfants, la chute - tout aussi saisissante - leur réservera un tout autre destin.

Sous l'effet de chorégraphies picturales, de lumières et musiques envoûtantes et d'interprétations portées par des actrices "hors norme", le spectacle "prend vie". Ainsi, au-delà du tragique de la situation vécue, est délivré un sentiment de plénitude, celle que seule la grâce (païenne) tutoyée procure… Il n'y a pas mieux que la beauté d'une écriture corporelle sculpturale pour exprimer l'indicible de la mort d'un enfant.

Vu le jeudi 14 juillet à L'autre Scène du Grand Avignon-Vedène, Vedène.

"Milk مِلْك"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Création 2022, spectacle Indiscipline.
Conception et mise en scène : Bashar Murkus.
Assistant à la mise en scène : Abed Al Jubeh.
Avec : Firielle Al Jubeh, Eddie Dow, Samera Kadry, Shaden Kanboura, Salwa Nakkara, Reem Talhami, Samaa Wakim.
Dramaturgie : Khulood Basel.
Musique : Raymond Haddad.
Scénographie et costumes : Majdala Khoury.
Lumière : Muaz Al Jubeh.
Accessoires : Khaled Muhtaseb.
Production : Khashabi Theatre (Haïfa), Khulood Basel 2022.
Durée : 1 h 20.

•Avignon In 2022•
Du 10 au 16 juillet.
Tous les jours à 15 h, relâche le mercredi.
L'Autre Scène du Grand Avignon - Vedène, avenue Pierre de Coubertin, Vedène.
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.

Yves Kafka
Dimanche 17 Juillet 2022

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•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
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Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

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© Betül Balkan.
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On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

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Gil Chauveau
26/03/2024