La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•In 2022• "Le cas Lucia J." Petite fille blessée du monde, te voilà détruite par un monde qui ne peut saisir l'infini de ce qui se passe dans ta tête…

C'est par ces mots résonnant d'amour que James Joyce parle de sa fille Lucia, lui qui entretenait avec elle une relation symbiotique fondant, dans le même tout, leurs perceptions. Fusion, confusion jusqu'à ce que Lucia devienne Anna Livia Plurabella, l'héroïne de papier de son roman "Finnegans Wake". Eugène Durif s'est immergé dans leur histoire, non pour la raconter de l'extérieur, mais pour en délivrer des éclats vibrant d'une humanité qu'aucune institution ne pourra jamais soumettre.



© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Et le corps-à-corps tragique de Lucia avec l'incompréhension qui l'engloutit inexorablement trouvera dans la performeuse Karelle Prugnaud "son" interprète tant elle apparaît corps et âme être l'héritière de la fille de Joyce, cette jeune femme incandescente que la société a jugée folle pour se protéger de sa propre folie misérable. Quant à la mise en jeu d'Éric Lacascade, elle est la pierre angulaire de cet édifice éminemment fragile permettant de libérer corps et texte de toute articulation à prétention explicative.

Les clefs de la voûte impressionnante de l'église des Célestins, construite à l'initiative de l'antipape Clément VII place des Corps-Saints (autant de signes à forte valeur ajoutée), reçoivent pour une unique représentation cette performance artistique - "expulsée du Théâtre Artéphile, sans lieu pour continuer à jouer" - accueillie par le Festival d'Avignon mettant à disposition ce lieu sacré pour que l'art vivant le reste. "Comme Lucia, nous voulons parler et nous taire quand nous le décidons"…

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Lorsque la comédienne danseuse, en déshabillé immaculé, lovée dans l'un des bas-côtés de l'édifice religieux, fait entendre sa voix singulière, c'est comme si elle résonnait en ce lieu de toutes celles qui furent sacrifiées au nom de la doxa. Elle rayonne de la vitalité intacte de la petite fille ayant reçu pour prénom de baptême celui de la sainte du jour qui l'a vue naître, et celui de la mère de sa mère… qui l'a privée elle du sein maternel au profit du frère, après avoir essayé de "la faire passer". Et cette saillie blessante qui fait de suite effraction dans sa mémoire : "C'est Giorgo mon frère qui m'a fait enfermer, Giorgio mon grand frère, le jour des cinquante ans de mon père, dans cette institution psychiatrique, dans cette maison d'aliénés, dans cet asile de fous…".

Là où les mots frappés de stupeur s'arrêtent, le corps prend le relais la précipitant vers le Chœur… Le corps de Lucia Joyce, alors traversé par une pulsion irrépressible, l'enjoint à se jeter contre les murs dans une danse folle, écho muet de celle d'un Vaslav Nijinski, lui qui, après avoir donné une dernière représentation privée à l'hôtel Suvretta en Suisse où il était venu se faire soigner, arrêta définitivement de danser. Nous revient Denis Lavant interprétant récemment, avant que le rideau ne tombe, les derniers pas du chorégraphe scandaleux de "L'Après-midi d'un faune" et du "Sacre du Printemps".

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
"Je pense souvent à Antonin Artaud avec son idée obsessionnelle de remettre le corps humain sur la table de dissection, de le malmener, de le bouleverser en quelque sorte. Il s'agit bien là de cette combustion de l'être", écrit Denis Lavant dans "Échappées belles", son livre autoportrait. Eh bien cet après-midi de Lucia en Avignon, nous éprouvons la même sensation en voyant Karelle Prugnaud s'embraser telle une torche, ses longs cheveux déployés comme autant de flammes crépitantes entourant son visage tourmenté.

De ces fragments à vif, ressort la lecture chorégraphiée qu'elle livre de la lettre torride que sa mère - "cette marâtre inculte, cette sorcière" - aurait écrite au père chéri. Une lettre à l'érotisme brûlant où il est question de "culottes à dentelles le rendant fou d'excitation, de ses seins qui le faisaient bander, de sa langue à lui fouillant sa féminité, d'elle s'empalant sur son sexe dressé et du goût âcre du foutre dans sa bouche". Et l'artiste avec un aplomb millimétré d'en esquisser l'essence en s'accroupissant jupe relevée sur l'un de ses talons aiguilles. Les chaises volent au rythme de sa fureur dionysiaque, comme les réminiscences de la scène du jour de son internement où elle en projeta violemment une à la tête de cette mère "au lait caillé, le lait aigre de l'absence".

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Et puis cette question récurrente, au creux même de sa détresse : "qu'est-ce qui pousse un père à abandonner sa fille ?", lui le père aimé la trompant avec une autre, fût-elle sa compagne, une autre qu'elle aurait tant voulu être. Toutes ces danses interrompues, coincées en elle, la danseuse les expulse dans un fantastique tourbillon de mouvements aériens et acrobatiques au sol. "Pourquoi tu m'as abandonnée dans Dublin ? J'errais dans les rues, perdue, si loin de moi. Nue sous la pluie que je traversais en dansant".

Il y aura les expertises psychiatriques savantes, son cas disséqué par des spécialistes à l'instar des leçons des mardis à la Salpêtrière données par le Professeur Charcot, les remèdes barbares envisagés, toute la panoplie d'une science triomphante et sans humanité. Et elle, fragile, jonglant de dos, avec dans une main Doctor Jung, le Suisse, et dans l'autre Doctor Freud, le Viennois, deux nains ridicules se combattant, rétablissant la géographie de la raison.

James Joyce aura beau clamer que, s'il peut sembler que la raison de sa fille parfois s'égare, c'est par excès de lucidité amenant son cerveau à tout embraser. Il aura beau dire et répété que lui comme elle parle "une langue d'avant les mots" - les glossolalies d'Antonin Artaud - que sa fille Lucia Anna Livia Joyce "n'est pas malade, simplement trop clairvoyante", la danseuse s'affaissera, épuisée, brisée. Il lui faudra l'aide de l'auteur de cette pièce, Eugène Durif la rejoignant au plateau, pour en terminer l'histoire. Un destin en écho à celui d'une autre femme libre, Camille Claudel, ayant eu, elle aussi, à pâtir de ses désirs… Bouleversant.

"Le Cas Lucia J. (Un feu dans sa tête)"

© Audrey Scotto.
© Audrey Scotto.
Spectacle-performance- Seule en scène.
Texte : Eugène Durif.
Mise en scène : Éric Lacascade.
Avec : Karelle Prugnaud
Scénographie : Magali Murbach.
Lumière : Laurent Nennig.
Production : Compagnie L'envers du décor et Compagnie Lacascade.
À partir de 16 ans.
Durée : 1 h 15.

•Avignon Off 2022•
Du 7 au 26 juillet 2022.
Tous les jours à 21 h 45, relâche le mercredi.
Théâtre Artéphile, 7, rue du Bourg Neuf, Avignon.

Expulsé du Théâtre Artéphile depuis le 17 juillet.
Représenté le lundi 25 juillet 2022 à 15 h,
à l'église des Célestins, place des Corps-Saints, Avignon.


>> cie-enversdudecor.com

Communiqué du Festival d'Avignon en date du samedi 23 juillet
Expulsé d'Artéphile le 16 juillet 2022 et sans lieu pour continuer à jouer, "Le cas Lucia J. (Un Feu dans sa tête)" d'Eugène Durif est accueilli par le Festival d'Avignon qui met à disposition l'église des Célestins.
"Comme Lucia, nous voulons parler et nous taire quand nous le décidons. Parce qu'il n'y a pas de fatalité à exercer son art. Il n'y a que des obstacles qui nous construisent.
Pour ceux qui nous soutiennent. Pour ceux qui n'ont pas vu le spectacle. Pour ceux qui, comme nous, ont quelque chose à défendre…".

Yves Kafka
Jeudi 28 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022







À découvrir

"Othello" Iago et Othello… le vice et la vertu, deux maux qui vont très bien ensemble

Réécrit dans sa version française par Jean-Michel Déprats, le texte de William Shakespeare devient ici matière contemporaine explorant à l'envi les arcanes des comportements humains. Quant à la mise en jeu proposée par Jean-François Sivadier, elle restitue - "à la lettre" près - l'esprit de cette pièce crépusculaire livrant le Maure de Venise à la perfidie poussée jusqu'à son point d'incandescence de l'intrigant Iago, incarné par un Nicolas Bouchaud à la hauteur de sa réputation donnant la réplique à un magnifique Adama Diop débordant de vitalité.

© Jean-Louis Fernandez.
Un décor sombre pouvant faire penser à d'immenses mâchoires mobiles propres à avaler les personnages crée la fantasmagorie de cette intrigue lumineuse. En effet, très vite, on s'aperçoit que l'enjeu de cet affrontement "à mots couverts" ne se trouve pas dans quelque menace guerrière menaçant Chypre que le Maure de Venise, en tant que général des armées, serait censé défendre… Ceci n'est que "pré-texte". L'intérêt se noue ailleurs, autour des agissements de Iago, ce maître ès-fourberies qui n'aura de cesse de détruire méthodiquement tous celles et ceux qui lui vouent (pourtant) une fidélité sans faille…

L'humour (parfois grinçant) n'est pour autant jamais absent… Ainsi lors du tableau inaugural, lorsque le Maure de Venise confie comment il s'est joué des aprioris du vieux sénateur vénitien, père de Desdémone, en lui livrant comment en sa qualité d'ancien esclave il fut racheté, allant jusqu'à s'approprier le nom d'"anthropophage" dans le même temps que sa belle "dévorait" ses paroles… Ou lorsque Iago, croisant les jambes dans un fauteuil, lunettes en main, joue avec une ironie mordante le psychanalyste du malheureux Cassio, déchu par ses soins de son poste, allongé devant lui et hurlant sa peine de s'être bagarré en état d'ébriété avec le gouverneur… Ou encore, lorsque le noble bouffon Roderigo, est ridiculisé à plates coutures par Iago tirant maléfiquement les ficelles, comme si le prétendant éconduit de Desdémone n'était plus qu'une vulgaire marionnette entre ses mains expertes.

Yves Kafka
03/03/2023
Spectacle à la Une

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
07/04/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022