La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•In 2022• "La Tempesta" Le monde de Shakespeare selon Alessandro Serra, une ode sculpturale saisissante de beauté

Comment ne pas être sous le charme de cette succession de tableaux à haute prégnance esthétique, comme si ces personnages hauts en couleurs se détachaient de leur cadre pour venir devant nous jouer la comédie de ce naufrage "génial"… Des "Tempêtes", on en a vu souffler, et pas des moindres, la dernière étant celle de Peter Brook. Mais celle imaginée par le metteur en scène italien semble receler un pouvoir magique aux effets particulièrement enivrants. Parlant d'abord aux sens, elle émeut avant de libérer sa charge politique.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Immergé dès le lever de rideau - une immense voile noire se gonflant à l'envi - dans les remous d'une mer déchainée emportant par le fond sa cargaison de félons, jamais on ne reprendra souffle. Jamais l'intensité des couleurs ne faiblira et les effets en seront d'autant plus éloquents qu'ils s'appuieront sur une grande économie de moyens. Grondements sonores, lumières sculptant l'espace, et personnages au verbe et aux habits truculents, seront les pivots déclencheurs de cette frénésie sensorielle. Le sens, ce sera ensuite à chaque spectateur de le créer à l'intérieur de sa boîte noire à lui, lieu de ses projections intimes, de ses rêves enfouis.

Tableau d'Ariel, tourbillonnant sur lui-même, ce génie féminin gracieux aux longs cheveux sensuels et à l'air mutin mène la danse au service de Prospéro, ex-duc de Milan exilé sur cette île en compagnie de sa fille, Miranda. Le récit enjoué qu'Ariel réalise du naufrage dont elle est l'initiatrice annonce ses autres facéties surnaturelles propres à enchanter un maître en quête de subterfuges susceptibles de châtier les coupables qui l'ont déchu de son titre.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Mais lorsque Ariel réclame du magicien la liberté en échange de son aide, Prospéro lui rappelle qu'elle lui doit déjà d'avoir été délivrée du tronc où l'horrible sorcière Sycorax l'avait enfermée. Autre beau tableau où on la voit s'extraire de son arbre prison en tournant sur elle-même avant que n'apparaisse, exultant, vociférant, Caliban, fils de la sorcière, deuxième génie présenté lui comme maléfique. Recouvert de haillons, il est affublé de ramifications de bois poussant dans son dos, rappelant qu'il appartient à la nature sauvage.

Quant aux réactions de Prospéro, traitant Caliban d'esclave venimeux, et de Miranda, l'insultant pareillement avant de lui reprocher son ingratitude, elle qui a accompli le grand effort de lui apprendre le langage, elles portent en creux les germes de la pensée politique de Shakespeare, toujours prêt à tendre à ses contemporains le miroir de leur incongruité. Quant à l'indigène domestiqué et acculturé, il répondra pertinemment au père qu'il est devenu sujet asservi alors qu'auparavant il était roi de ses terres, et à la fille que le langage appris effectivement par les colonisateurs lui permet de leur faire savoir maintenant qu'il les hait !

N'est pas sauvage celui que l'on dit l'être, ainsi Shakespeare dans sa clairvoyance débusque-t-il sans avoir l'air d'y toucher les monstruosités civilisées. De même du désir primitif de pouvoir qui amène deux des quatre naufragés, Sébastien le propre frère d'Alonso Roi de Naples et Antonio, le frère félon de Prospéro, à vouloir passer les deux autres ensommeillés par le fil de leur épée. Heureusement Ariel, le bon génie, veille pour perturber spectaculairement leurs desseins…

Les tableaux, comme dans un fondu enchaîné où les personnages s'estompent dans le brouillard de fond de scène alors qu'apparaissent déjà les suivants, se succèdent dans un effet saisissant d'illusion théâtrale. Ainsi de la rencontre truculente entre Caliban et deux autres rescapés que sont Trinculo, le bouffon du roi, et Stéphano, l'intendant porté sur la dive bouteille. Confondu avec un buisson, Caliban sert de refuge au bouffon pris d'une grosse envie soudaine… Tous les registres, des plus oniriques aux plus triviaux, cohabitent dans le théâtre de Shakespeare car "la Vie est un Théâtre et le Théâtre est la Vie".

De même, une simple planche dressée à la verticale qui vient de servir à Stéphano et Caliban pour sceller une alliance christique afin de régler son compte à Prospéro, permet dans la scène suivante à Miranda de gravir le plan incliné la menant directement dans les bras de Ferdinand, fils d'Alonso roi de Naples, tombé raide amoureux de la belle par l'entremise de la magie.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Parmi les nombreuses autres scènes imposant leurs "couleurs", citons celle de la fascinante cérémonie vaudou que surprennent les quatre gentilshommes égarés, ou encore la scène où les trois compères, partis en quête de leur victime potentielle et s'étant retrouvés nus comme des vers après être tombés dans un lac putride, se précipitent sur un portant de vêtements extravagants qu'ils enfilent festivement.

C'est au contact de l'humanité du génie Ariel que Prospéro, renonçant à ses livres et à son fameux bâton, s'ouvrira humblement au pardon, permettant ainsi une fin de comédie… humaine. Mais encore plus que le message délivré par cette "Tempesta", ce qui l'inscrira durablement dans la mémoire, c'est l'insoupçonnable beauté picturale des scènes présentées.

Vu le mercredi 20 juillet à L'Opéra Grand Avignon.

"La Tempesta"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Turin - Création 2022.
Spectacle en italien surtitré en français.
Texte : William Shakespeare
Traduction, adaptation : Alessandro Serra.
Mise en scène, scénographie : Alessandro Serra.
Costumes, son et lumière : Alessandro Serra.
Avec : Fabio Barone, Andrea Castellano, Vincenzo Del Prete, Massimiliano Donato, Paolo Madonna, Jared McNeill, Chiara Michelini, Maria Irene Minelli, Valerio Pietrovita, Massimiliano Poli, Marco Sgrosso, Bruno Stori.
Assistant lumière : Stefano Bardelli.
Assistant son : Alessandro Saviozzi.
Assistant costumes : Francesca Novati.
Masques : Tiziano Fario.
Traduction en français pour les surtitres : Max Perdeilhan.
Production : Teatro Stabile di Torino Teatro Nazionale.
Durée : 1 h 45.

•Avignon In 2022•
Du 17 au 23 juillet 2022.
À 18 h, relâche le 21 juillet.
Opéra Grand Avignon, place de l'Horloge, Avignon.
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Tournée
Du 27 au 28 juillet 2022 : Festival Shakespeare, Gdansk (Pologne).
8 novembre 2022 : Teatro Romolo Valli, Reggio Emilia (Italie).
Du 10 au 12 novembre 2022 : Teatro Comunale Chiabrera di Savona, Savona (Italie).
Du 15 au 27 novembre 2022 : Teatro Strehler, Milan (Italie).
Du 30 novembre au 4 décembre 2022 : Arena del Sole, Bologne (Italie).
Du 8 au 11 décembre 2022 : Politeama Rossetti, Trieste (Italie).
13 décembre 2022 : Teatro Sociale, Pignerol (Italie).
15 décembre 2022 : Teatro Alfieri, Asti (Italie).
Du 17 au 18 décembre 2022 : Teatro Comunale et Teatro Galli, Rimini et La Spezia (Italie).
9 janvier 2023 : Teatro Comunale, Sassari (Italie).
Du 11 au 15 janvier 2023 : Teatro Massimo, Cagliari (Italie).
Du 19 au 22 janvier 2023 : Teatro Sociale, Trente (Italie).
Du 26 au 29 janvier 2023 : Teatro della Corte, Gènes (Italie).
Du 31 janvier au 5 février 2023 : Teatro Bellini, Naples (Italie).
25 avril 2023 : MA scène nationale - Pays de Montbéliard, Montbéliard (25).
Du 29 au 30 avril 2023 : Mitem Festival, Budapest (Hongrie).

Yves Kafka
Vendredi 22 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022










À découvrir

"Salle des Fêtes" Des territoires aux terroirs, Baptiste Amann arpente la nature humaine

Après le choc de sa trilogie "Des Territoires", dont les trois volets furent présentés en un seul bloc de sept heures à Avignon lors du Festival In de 2021, le metteur en scène se tourne vers un autre habitat. Abandonnant le pavillon de banlieue où vivait la fratrie de ses créations précédentes, il dirige sa recherche d'humanités dans une salle des fêtes, lieu protéiforme où se retrouvent les habitants d'un village. Toujours convaincu que seul ce qui fait communauté peut servir de viatique à la traversée de l'existence.

© Pierre Planchenault.
Si, dans "La vie mode d'emploi", Georges Perec avait imaginé l'existence des habitants d'un bâtiment haussmannien dont il aurait retiré la façade à un instant T, Baptiste Amann nous immerge dans la réalité auto-fictionnelle d'une communauté villageoise réunie à l'occasion de quatre événements rythmant les quatre saisons d'une année. Au fil de ces rendez-vous, ce sont les aspirations de chacun qui se confrontent à la réalité - la leur et celle des autres - révélant, au sens argentique d'une pellicule que l'on développe, des aspérités insoupçonnées.

Tout commence à l'automne avec l'exaltation d'un couple de jeunes femmes s'établissant à la campagne. Avec le montant de la vente de l'appartement parisien de l'une d'elles, écrivaine - appartement acquis grâce au roman relatant la maladie psychiatrique du frère qui les accompagne dans leur transhumance rurale -, elles viennent de s'installer dans une usine désaffectée flanquée de ses anciennes écluses toujours en service. Organisée par le jeune maire survient la réunion du conseil consultatif concernant la loi engagement et proximité, l'occasion de faire connaissance avec leur nouvelle communauté.

Yves Kafka
17/10/2022
Spectacle à la Une

"Qui a cru Kenneth Arnold ?" Une histoire à dormir… éveillé

Levant la tête vers le ciel, qui pourrait soutenir encore que le monde s'organise autour de la Terre centrale et immobile… depuis que Copernic et Galilée ont renversé magistralement la hiérarchie du système solaire, rejetant notre planète Terre - actrice décatie et déchue - au rang d'accessoire de l'étoile Soleil ? De même qui, de nos jours, pourrait être assez obtus pour affirmer que d'autres formes d'intelligences ne puissent exister dans l'univers… depuis que le GEIPAN (Groupe d'Études et d'Informations sur les Phénomènes Aérospatiaux Non-identifiés) a été scientifiquement créé pour démêler le vrai des infox entourant ces phénomènes ? Le collectif OS'O, la tête dans les étoiles (cf. "X", sa précédente création), s'empare de ce sujet ultrasensible pour apporter sa contribution… "hautement" artistique.

© Frédéric Desmesure.
Dans l'écrin du Studio de création du TnBA, une table avec, pour arrière-plan, un écran tendu plantent le décor de cette vraie fausse conférence sur les P.A.N. Mobilisant les ressources de la haute technologie - bricolée frénétiquement - un (vrai) acteur (faux) conférencier de haut vol, assisté d'une (vraie) actrice (fausse) scientifique coincée dans ses notes, et accompagné d'un (vrai) acteur complice, (faux) journaliste critique, incrusté dans les rangs du public, le maître ufologue va compiler les témoignages venus d'ici et d'ailleurs.

Sur le ton amusé des confidences, le conférencier introduit la session en livrant son étrange vision d'une nuit d'été où, à l'aube de ses quinze ans, à 23 h 23 précises, il fut témoin d'une apparition fulgurante alors qu'il promenait son chien sur une plage… Et, encore plus étranges, les deux heures qui suivirent et leur absence de souvenirs, comme s'il avait été "ravi à lui-même", enlevé par les passagers des soucoupes orange…

Suivent d'autres témoignages reposant eux sur des archives projetées. Ainsi, dans l'état du New Hampshire, du couple Betty et Barney Hill, témoignant "en gros plan" avoir été enlevé par des extraterrestres dans la nuit du 19 au 20 septembre 1961. Ainsi, au sud du Pérou, des géoglyphes de Nazca, photographies à l'appui montrant un système complexe de lignes géométriques seulement visibles du ciel… et ne pouvant avoir été tracées que par des extraterrestres…

Yves Kafka
09/02/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022