La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2022

•In 2022• "Jogging" Être femmes au Liban, des Médées contemporaines

Comédienne, autrice et activiste culturel - ainsi se présente-t-elle -, Hanane Hajj Ali est l'un des porte-visages de ces Mères Courage contemporaines, femmes et mères jusqu'au bout de leurs douleurs, qu'aucun pouvoir, si corrompu soit-il, ne semble en mesure de faire dévier. À la faveur d'un jogging dans Beyrouth, fascinée par la figure mythique de Médée - Éros et Thanatos, deux faces du même paradoxe existentiel -, elle livre plusieurs portraits de ces femmes libanaises surgies de l'ombre pour venir hanter nos consciences. Et ce, avec un naturel "désarmant" teinté d'un humour contrastant avec le propos tragique.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Tout de noir vêtue, tête encagoulée, la comédienne s'échauffe à la manière d'une joggeuse, activité qu'elle pratique assidûment. En effet, quand on est une cinquantenaire engagée dans un pays hautement corrompu et déchiré religieusement, que l'on a cru au fol espoir de la révolution d'octobre 2019, illusions vite interrompues par l'explosion d'août 2020 ayant détruit des quartiers entiers de Beyrouth, il vaut mieux entretenir sa forme… Pour compléter son "entrainement", un exercice de diction l'amène facétieusement à articuler des mots politiquement incorrects, comme pour signifier d'emblée qu'il s'agira bien là d'une "pièce illégitime, bâtarde" hors des clous normés de la culture officielle libanaise.

"Je suis la femme voilée, cool, mariée"… Invitant un homme choisi au hasard dans le public à lui maintenir fermement les pieds (acte iconoclaste) afin qu'elle puisse pratiquer en tout confort ses exercices physiques, déclenchant à l'occasion des sensations localisées dans une zone intime, elle raconte ses courses à Beyrouth… Des parcours émaillés d'anecdotes scatologiques, ainsi lorsqu'une fiente de pigeon vient à s'écraser sur son visage, une question surgit : "est-ce qu'on peut prier en déféquant ?". Le souvenir de sa grand-mère lui répétant que "tout ce qui vient du ciel est sacré", résonne alors comme une saillie libertaire pourfendant le caractère inviolable de la loi islamique en lui faisant ouvertement la nique.

© Marwan Tahtah.
© Marwan Tahtah.
La figure de Médée, déclinée dans plusieurs, semble la hanter comme on peut l'être par un motif cristallisant des problématiques fortes liées au féminin révolté. Le mythe de Médée est d'abord ressuscité avec humour au travers des "Amours Halal" (titre d'un film se déroulant à Beyrouth) de Créuse et de Jason, de la terrible vengeance qui s'ensuivit, Médée égorgeant ses propres enfants pour punir l'infâme de son infidélité et assurer à ses enfants paix et sérénité. Ce rôle, l'a toujours secrètement attirée sans qu'elle comprenne en quoi tuer ses enfants aimés était acte d'amour… L'expérience de la complexité de la vie lui apprendra que l'aberration pointée ne peut être qu'apparente.

Habitée depuis par cette figure de mère infanticide par amour (on se heurte là au tabou des tabous) elle se fera plus grave en exhumant de sa mémoire deux cas de femmes ayant eu recours au meurtre, direct ou indirect, de leurs progénitures.

D'abord Yvonne, cette Libanaise chrétienne, cultivée et mariée à un homme riche et haut placé, ayant laissé une cassette "scandaleuse" filmant son acte… La comédienne distribue alors dans la salle trois desserts à la crème, onguent blanc sur le visage aussi immaculé que la chantilly recouvrant le gâteau à la mort-aux-rats préparé avec les fruits préférés des filles d'Yvonne. Trois silhouettes innocentes découpées dans une ribambelle de papiers enflammés avec un briquet… Elle aussi, mère aimante, n'avait pu supporter exposer ses enfants à la trahison de l'homme, c'est ce que la cassette "égarée" par la justice racontait, l'impensable ne pouvant en tout état de cause rejaillir sur la réputation de l'homme important.

Histoire singulière, tragique, d'une femme sacrificielle faisant écho à la tragédie à grande échelle de l'explosion des 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium stockées honteusement dans les silos du port de Beyrouth. Explosion redoublée d'un autre scandale, celui d'un Pouvoir corrompu empêchant le travail des juges chargés d'établir les responsabilités. Et là, la comédienne se revêtant de voiles rouges part dans une transe où son corps entier devient torche vivante.

Histoire de Zahra, autre Médée libanaise du Sud. Mariée à 15 ans à un homme âgé, elle réussit à obtenir le divorce quand elle tombe amoureuse de Mohamed, militant d'un parti ultra-religieux. Pour lui, elle apprend le Coran et épouse la cause extrémiste. Après lui avoir donné trois fils, Mohamed l'abandonne pour une autre élue d'Allah… La comédienne tourne en courant de plus en plus vite autour d'un rectangle de lumière, dans un état d'exaltation furieuse. Elle les élève seule ses trois garçons et leur communique l'idéal du père de mourir en martyr, sa façon à elle de donner un sens à son indicible douleur.

© Marwan Tahtah.
© Marwan Tahtah.
Quand ses deux premiers enfants meurent en combattants, elle remercie Dieu de l'avoir exaucée. Et puis il y a maintenant l'ultime lettre adressée par son dernier fils. Lui, pour avoir refusé de tuer des innocents en Syrie, vient d'être condamné à mort. S'il écrit accepter l'inéluctable, il refuse de mourir pour autant en martyr d'une cause qui n'est plus la sienne, faisant ipso facto de sa mère une Médée déchue.

Femme mère aimante conduite par un aveuglement dionysiaque jusqu'au bout de sa douleur, Mater dolorosa émancipée refusant la domination patriarcale jusqu'à vouloir la mort de ceux à qui elle tient le plus, ces figures dupliquées de la Médée antique incarnées superbement par une comédienne alliant naturel et gravité ne sont pas prêtes à s'effacer de notre mémoire. Le Liban, son pays mis à mal, rongé par les délires religieux et la corruption promue au rang de politique gouvernementale, non plus.

Vu le jeudi 21 juillet au Théâtre Benoît XII, Avignon.

"Jogging جوغينغ"

© Marwan Tahtah.
© Marwan Tahtah.
Hanane Hajj Ali, Beyrouth.
Spectacle en arabe, surtitré en français et en anglais.
Texte, conception : Hanane Hajj Ali.
Dramaturgie : Abdullah Alkafri.
Avec : Hanane Hajj Ali.
Direction artistique et scénographie : Éric Deniaud.
Lumière : Sarmad Louis, Rayyan Nihawi.
Son : Wael Kodeih.
Costumes : Kalabsha, Louloua Abdel-Baki.
Durée : 1 h 30.

•Avignon In 2022•
Du 20 au 26 juillet 2022.
À 18 h, relâche le 23 juillet.
Théâtre Benoît-XII, 12, rue des Teinturiers, Avignon.
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Yves Kafka
Dimanche 24 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024