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Théâtre

"Hécube, pas Hécube" L'artiste et son double, une histoire flamboyante de mères douleurs…

Quand Tiago Rodrigues s'empare de monuments de la littérature (cf. son "Antoine et Cléopâtre", "Bovary", "La Cerisaie", "By Heart", etc.), c'est dans l'intention de faire résonner leur matière vivante avec notre contemporanéité. En effet, loin d'"adapter" Shakespeare, Flaubert, ou encore Tchekhov, il considère ces histoires mythiques comme la cristallisation dans notre mémoire vive de questions atemporelles, les "exploite" à l'envi pour créer les conditions d'un choc dramaturgique porteur de sens. Ainsi de sa dernière création, où une actrice qui répète au plateau le rôle d'Hécube, rencontre dans son existence personnelle une problématique-miroir reflétant celle de l'esclave d'Agamemnon.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Tournant le dos aux falaises hiératiques de la Carrière de Boulbon, les comédiens habillés de noir sont absorbés par leur travail à la table… C'est le tout début des répétitions de la pièce d'Euripide. Remarquant la présence du public, ils s'interrompent pour briser le quatrième mur en présentant de manière chorale l'intrigue vieille de 2 500 ans… "Nous sommes le Chœur… Au moment où commence la pièce, Polyxène, premier fils d'Hécube, a été sacrifié aux Dieux. Polydore, le second fils, a été assassiné perfidement par le roi de Thrace, Polymestor, auquel il avait été confié par Priam, roi de Troie. Hécube, reine déchue et mère ravagée de douleur, réclame justice et vengeance". Ainsi rappelée, l'intrigue grecque est-elle prête à devenir caisse de résonance du drame à venir.

Pause pour revenir à la table où l'un des comédiens annonce que Nadia (l'interprète de la reine troyenne) devra s'absenter de la répétition pour des raisons personnelles. Le rythme s'accélère alors pour exploser dans une joyeuse cacophonie pointée non sans malice par l'un des acteurs choisis pour jouer Agamemnon (Denis Podalydes) : "Euripide méritait mieux"… Quant à la tirade de Polymestor qui fait suite, l'acteur errant les yeux crevés tout en vociférant son texte, elle sera assortie d'un nouveau trait d'humour – "Il parle beaucoup pour quelqu'un qui a les yeux crevés" – saillie en annonçant d'autres, créant des temps de respiration salutaires dans les deux drames qui se profilent.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Bascule de lieux… La table de travail des comédiens devient instantanément celle du Tribunal. On y retrouve Nadia venue là pour entendre le procureur suite à la plainte qu'elle a déposée contre l'institut spécialisé auquel elle avait confié son enfant autiste. Le magistrat lui communique le rapport accablant actant par le menu les maltraitances subies par les enfants autistes accueillis dans cette structure, "notamment par Otis (son fils) âgé de douze ans" (phrase répétée en boucle par le Chœur, comme une litanie obsédante).

Dès lors, deux régimes dramatiques (la tragédie d'Euripide et l'action en justice) vont continuellement se faire écho en se succédant sans aucune transition. Auxquels s'ajouteront les commentaires sur le vif des comédiens, suspendant leur personnage pour commenter "théâtralement" le théâtre en train de se faire… "Nadia est jouée par une actrice (Elsa Lepoivre) qui elle-même fait semblant de jouer Hécube", ou encore "Le corps de Nadia est sur scène et elle dit les mots d'Hécube mais elle n'est pas vraiment là". Un théâtre à multifacettes renvoyant chacune des effets de vérité mouvante.

Aspiré par ce mouvement tourbillonnaire, le spectateur est partie prenante des intrigues commentées en direct par le coryphée. Il sera, lui aussi, ému (jusqu'aux larmes) par la déposition de Nadia parlant avec amour de son fils disposant de quarante mots au plus pour communiquer avec elle : "Maman, pas maman ; pluie, pas pluie ; au revoir, pas au-revoir…". Et quand le même coryphée interviendra pour dire que les larmes qui s'échappent des yeux de l'actrice lorsqu'elle joue Hécube ("Nadia joue Hécube et pleure sur Polydore assassiné"), ce sont celles qu'elle a retenues face au procureur, le trouble devient par porosité le nôtre.

Une autre histoire racontée par Nadia viendra s'inviter dans les plis des deux intrigues principales, rythmant ainsi celles de l'antique grecque et du tribunal contemporain appelé à juger l'impensable des maltraitances institutionnelles perpétrées sur des enfants handicapés… L'histoire d'une chienne ordinaire, héroïne d'une série qu'Otis – son fils autiste dont le prénom n'a rien à voir avec son trouble, mais avec le chanteur afro-américain Otis Redding – affectionne particulièrement. Que nous raconte-t-elle d'autre cette histoire de chienne, qui, d'épisode en épisode, erre jusqu'à retrouver en toute fin son chiot et éprouver l'indicible plaisir d'aboyer avec lui ?…

… si ce n'est l'écho réifié d'Hécube, métamorphosée en chienne – cf. sa statue monumentale dévoilée sur le plateau – et aboyant ad vitam æternam après s'être vengée du traître Polymestor en crevant avec des aiguilles les yeux de l'assassin de son fils aimé. Au théâtre, tout fait signe, et le metteur en scène nous le rappelle magistralement au détour de son écriture.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Dans la mise en cause du personnel de la maison d'accueil, le Chœur – toujours à l'avant-scène de la pièce – commentera : "Nadia n'est plus Hécube, mais joue son rôle de mère. Elle découvre le labyrinthe où sa vie se confond avec celle d'Hécube". Nous suivrons "en direct" les péripéties de cet avant-procès où éclateront au grand jour, outre la perversité du tortionnaire incriminé, la pleutrerie scandaleuse des plus hauts dirigeants incapables d'assumer leurs manquements, plus encore coupables que les employés de terrain, dépassés par des conditions de travail impossibles.

Au terme de ces deux heures intenses de représentation du théâtre dans le théâtre, nous ressortons… comme éblouis. Éblouis par ces deux mères courages, ravagées par la douleur et mues par la fureur vengeresse réparatrice. Éblouis par le jeu des actrices et acteurs de la Comédie-Française (Éric Génovèse, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Élissa Alloula, Séphora Pondi) rivalisant de force tranquille pour incarner les différents rôles, passant allègrement d'un lieu et d'une époque à l'autre. Éblouis par l'intelligence (et l'humour !) de l'écriture de Tiago Rodrigues, chantre d'un humanisme décapant. Enfin, encore et toujours, éblouis par le cadre de la Carrière de Boulbon, offrant en toute générosité son "écho" aux tragédies humaines.

Vu le mardi 2 juillet 2024 dans la Carrière de Boulbon dans le cadre du Festival d'Avignon.

"Hécube, pas Hécube"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
En français surtitré en anglais.
Traduction : Thomas Resendes (français).
Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues.
Avec les interprètes de la Comédie-Française : Éric Génovèse, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Gaël Kamilindi, Élissa Alloula, Séphora Pondi.
Scénographie : Fernando Ribeiro.
Costumes : José António Tenente.
Lumière : Rui Monteiro.
Musique et son : Pedro Costa.
Collaboration artistique : Sophie Bricaire.
Traduction pour le surtitrage : Panthea.
Durée : 2 h.

"Hécube, pas Hécube" de Tiago Rodrigues, traduction Thomas Resendes, est publié aux Éditions Les Solitaires intempestifs (juillet 2024).
Avec des extraits de "Hécube" d'Euripide, traduction Marie Delcourt-Curvers, publié aux Éditions Gallimard.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Du 28 mai au 21 juillet 2025.
Lundi au samedi à 20 h 30, dimanche à 14 h.
Comédie-Française, Salle Richelieu, Place Colette, Paris 1er.
Réservations : 01 44 58 15 15.
>> comedie-francaise.fr

Yves Kafka
Vendredi 25 Avril 2025

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Yves Kafka
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