La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Gloucester Time, Matériau Shakespeare, Richard III"… Humain trop humain !

Vingt-sept ans après les premières représentations au festival d'Avignon, Marcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée, deux comédiens ayant joué dans celles-ci, reprennent la mise en scène surprenante qu'avait faite en 1995 Matthias Langhoff qui avait réécrit scéniquement "Richard III". Dans un décor très original, la tragédie historique du génie anglais est vue sous le regard très libre du metteur en scène allemand.



© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
C'est d'abord une scénographie, superbe avec ses deux roues à moulin qui montent et descendent au sens propre les planches sur lesquelles est jouée la pièce. Richard III joue au diable caché pour accéder au pouvoir sans nervosité, avec une délicatesse, une nonchalance respirant parfois d'humour. Shakespeare (1564-1616) est respecté dans le texte avec ses envolées lyriques. Dans l'esprit, la tragédie tient lieu parfois d'une comédie faite avec beaucoup d'audace.

En 1995, Matthias Langhoff avait monté cette pièce et choisi dans la distribution Marcial Di Fonzo Bo (Richard III) et Frédérique Loliée (Margaret, veuve d'Henry VI). Nous les retrouvons, vingt-sept ans après, très bons dans ces mêmes rôles respectifs. Richard III (1452-1485) est le dernier roi d'Angleterre de la famille d'York de 1483 à sa mort. Un règne de deux courtes années qui sont restées dans la mémoire collective grâce à Shakespeare. Il incarne un condensé machiavélique de froid calculateur violent et cynique ayant pour seule vertu le vide et ne se raccrochant à aucune considération humaine. Tout s'enchaîne autour de meurtres, de déclarations solennelles et d'exécutions sous son joug afin de conquérir le pouvoir.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
On y retrouve tout le suc de ce qui fait le sel des tragédies shakespeariennes. La fable est revisitée avec un regard décalé, laissant à distance la cruauté tragique et politique de celle-ci pour en présenter des atours élégamment humoristiques. Ce sont des matériaux de la pièce de Shakespeare qui sont réagencés, au travers d'une nouvelle réécriture de Matthias Langhoff. Il s'agissait pour lui de ne pas monter un texte figé par le temps, mais de le faire vivre au moment de sa représentation.

D'où cette impression parfois de se retrouver dans une configuration qui se construit au fil de l'eau et où les ressorts en sont montrés sans fard. L'envers et l'avers du spectacle y sont mis à nu. On y découvre un petit escalier étroit côté cour et un endroit niché au fond côté jardin où est exécuté George de Clarence. Au final, le champ de bataille où meurt le roi est agencé dans une nudité aride. Ce qui prime à chaque fois sont les protagonistes, ici principal quand celui-ci meurt dans une réplique laissée à la postérité : "A horse ! A horse ! My kingdom for a horse"(1). Elle est dite sans emphase, dans le souffle d'un homme déjà mourant et sans espoir.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Il y a aussi du théâtre dans le théâtre avec une admiratrice, à l'accent hispanique, demandant un autographe à l'un des personnages. Ce qui donne lieu à un décalage de temps, de lieu et de situation. Ce protagoniste, dans sa représentativité, est extirpé un instant du spectacle par cette admiratrice entrant en contact avec lui pour ce qu'il est ou ce qu'il représente. Nul ne le sait et c'est au spectateur d'en faire sa propre version.

Le décor est superbe et ressemble, dans sa disposition, à celui d'une grange. Tout est en bois, les coulisses sont visibles derrière, côté cour. Pour certains changements, de simples rideaux blancs ou chamarrés, de petite taille, sont tirés. Un protagoniste est installé au milieu des spectateurs avant d'être cherché par Richard III. Une autre fois, celui-ci va vers le public, en touchant quelques personnes. La reine en descend, installant la tragédie dans un périmètre beaucoup plus humain, concret et tactile. Le roi devient un acteur se désincarnant, à dessein, de son rôle pour se montrer avec un visage plus humain. Il fait du public, un témoin et un confident de ses actions. Sans doute par machiavélisme.

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Ce regard subjectif de Matthias Langhoff est une prise de position dans la perception des personnages et de la fable. L'exécution de George de Clarence participe à une action quasi secondaire qui est effectuée dans un coin de scène. La mort de Richard III, presque banale et sans éclat aucun, n'est vu qu'au travers d'une suite logique historique qu'il a créée et qui l'a conduit à sa perte. Sur ces deux temps forts de la pièce, il en est fait une succession rigoureuse d'actions, à l'instar d'une dialectique de l'Histoire qui déroule son mécanisme en emportant tout sur son passage.

L'attention portée sur la psychologie et les attitudes de Richard III et Margaret donne une focale très personnelle des événements avec une Histoire faite avant tout par des héros, ici négatifs. Nous sommes loin de la dialectique marxiste avec le peuple au centre de l'action ou encore la distanciation brechtienne avec une absence de héros et un lien très fort unissant les personnages à leur environnement. Ici, les événements ne sont incarnés que par ceux-là, en premier lieu Richard III. C'est au travers de ses ambitions mais surtout de ses émotions feintes qu'il écrit en lettres de sang, sang à aucun moment visible, la tragédie qui le mène à sa perte. L'Histoire faite homme jusqu'à son dernier souffle !

(1) En français : "Un cheval ! Un cheval ! Mon royaume pour un cheval".

Le spectacle a été joué à la Grande Halle de la Villette, Espace Charlie Parker, du 12 au 15 mai 2022.

"Gloucester Time, Matériau Shakespeare, Richard III"

© Christophe Raynaud de Lage.
© Christophe Raynaud de Lage.
Texte : William Shakespeare.
Reprise de la mise en scène de Matthias Langhoff (1995) par Frédérique Loliée et Marcial Di Fonzo Bo.
Nouvelle traduction : Olivier Cadiot.
Conseillère à la traduction : Sophie Mckeown.
Assistante à la mise en scène : Marianne Ségol-Samoy
Avec : Manuela Beltrán Marulanda, Nabil Berrehil, Michele De Paola, Marcial Di Fonzo Bo, Isabel Aimé González Sola, Victor Lafrej, Kévin Lelannier, Frédérique Loliée, Margot Madec, Anouar Sahraoui, Raha Sepehr(2), Arnaud Vrech.
Et Claudio Codemo, Maud Dufour, Grégory Guilbert, Laura Lemaître, David Marain, Thomas Nicolle.
Collaboratrice artistique : Marianne Ségol-Samoy.
Décor et costumes : Catherine Rankl.
Assistante aux costumes : Charlotte Le Gall.
Lumière : Laurent Bénard.
Perruques, masques et maquillages : Cécile Kretschmar.
Décor construit par les ateliers de la Comédie de Caen sous la direction de Carine Fayola.
À partir de 15 ans.
Durée estimée : 2 h 45.

(2) Raha Sepehr fait partie des artistes afghans qui ont été accueilli en Normandie grâce au réseau de solidarité initié par l'association des centres dramatiques de France suite aux événements de l'été 2021.

Safidin Alouache
Mardi 24 Mai 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024