La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Femme Capital"… Création capitale !

Dans le cadre de la dernière et neuvième édition du festival Théâtre et Musique "Mesure pour mesure" qui se déroule jusqu'au 31 décembre au Nouveau Théâtre de Montreuil, Mathieu Bauer retrace, d'après le livre de Stéphane Legrand, "Ayn Rand : Femme Capital" (2017), le parcours intellectuel de cette écrivaine qui a été considérée comme la "Déesse du capitalisme" au travers de la musique et d'une prestation plus que remarquable d'Emma Liégeois.



© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
En milieu de scène, une cage vitrée. À l'intérieur Ayn Rand (1905-1982), Russe, naturalisée Américaine, qui affiche un anticommunisme déclaré et voue une admiration sans failles au capitalisme. Elle s'en est fait le chantre. Peu connue en dehors des États-Unis où le succès de ses livres est époustouflant (de l'ordre de plus du million pour les plus gros tirages) et l'engouement du public jamais démenti, elle est une icône de la vie américaine. Elle a même un timbre à son effigie. Son œuvre, traduite dans une vingtaine de langues, mélange œuvres philosophiques, romans et pièces de théâtre.

"La source vive" ("The fountainhead", 1943) et "La grève" ("Atlas shrugged", 1957) figurent parmi les livres les plus vendus aux États-Unis et, pour le second, pour les sondés, le plus influent après la Bible. Étonnamment peu connue en France, nombreux sont ses fervents admirateurs comme Ronald Reagan, Alan Greenspan, Donald Trump ou Vladimir Poutine. Son œuvre a connu un renouveau de vente juste après l'élection de Barack Obama.

Le portrait qu'en tire Mathieu Bauer est à l'image de sa pensée - appelée "Objectivisme" - qui a surtout été articulée par le biais de la fiction, dans lequel l'égoïsme, affublé de l'adjectif "rationnel", est vu comme une vertu et portée aux nues. L'altruisme, considérée comme un vice, est vilipendé. L'individualisme est une règle de vie où chacun doit vivre pour soi et par soi. La main invisible d'Adam Smith (1723-1790) n'est pas suffisante pour elle et la conception sacrificielle de soi ne trouve pas raison d'être.

Raciste à souhait, sans aucun humanisme dans ses propos, elle, qui est considérée comme la "déesse du capitalisme", a défendu mordicus à partir des années 1955-1960, le capitalisme du "laisser-faire" en lui apportant une "morale", un rationalisme, un habillage philosophique allant jusqu'à considérer les hommes d'affaires comme une population persécutée. Elle se targue d'avoir créé ce qui manquait à ce système économique, à savoir un récit.

Pour l'incarner ? Emma Liégeois. Remarquable, et le mot est bien faible. Dans son jeu, elle habite le personnage comme une main dans un gant. Chaque tressaillement, chaque battement de cils, chaque soupir, chaque sourire, quasi carnassier, respire l'auteure. Sa présence physique et vocale, de toute beauté quand elle chante, sont dans une gamme d'émotions qui oscillent entre abattement, rire nerveux, confidence et mégalomanie. Regard méprisant, de la jouissance transpire à chacun de ses propos quand elle parle, se raconte. Suffisance et morgue se dégagent systématiquement d'elle.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Un casque est proposé pour suivre le spectacle. Élément central du spectacle, l'organe vocal d'Emma Liégeois devient un média, sans filtre, presque envoûtant. Comme une voix intérieure ou un fantasme idéologique qui se fait entendre en aparté, mais qui disparaît, le casque retiré, à la vue de tous. Sans celui-ci, à dessein, le public entend à peine la comédienne.

Tout tourne autour de cette cage vitrée, en milieu de scène, où se tient, cigarette parfois au bec, Ayn Rand. Une seule fois, elle en sort. Les bras allongés, elle tourne sur elle-même, comme déséquilibrée puis chante avec une voie lyrique à couper le souffle. Autour d'elle, la musique apporte à ses propos du rythme, un souffle frais, agréable qui équilibre une pensée violente, rugueuse comme reflet de notre époque où l'extrémisme s'habille du vêtement du quidam et de propos ordinaires au détour d'une conversation.

Les musiciens, entendables avec ou sans masque, sont assis sur des bancs sur deux étages. Deux batteries sont côté jardin quand la guitare est au centre, les instruments à vent et à corde, de la contrebasse jusqu'au violon se partageant le reste des côtés. La musique accompagne de bout en bout la représentation. Elle est "LE" partenaire de jeu qui, au travers de différents tempos, suit la courbure des humeurs de la principale protagoniste.

Au moment où celle-ci parle de la subjugation qu'elle peut dégager ou du rôle des femmes supérieures devant se soumettre aux hommes d'exception, un interprète se lève pour effectuer avec elle une gestuelle synchronisée. Celle-ci n'est pas assez marquée, restant tiède par rapport aux propos de l'écrivaine. Bien que cela permette de casser une dynamique de jeu pour l'amener dans un deuxième souffle, si soumission, pourquoi une telle harmonie entre les deux ?

Le final est rythmé par le départ de tous les musiciens en file indienne effectuant, sauf pour quatre d'entre eux qui continuer à jouer de leur instrument à vent ou à cordes, une gestuelle des membres supérieurs avec une orientation du visage sur la gauche pour rester fixe ensuite, le regard tendu. Seule dans le noir, avec son mari Frank O'Connor (1897-1979) qui l'a rejoint entre-temps, Ayn Rand reste enfermée dans sa cage, le corps assoupi et la pensée éteinte. Mais pour combien de temps encore ?

"Femme Capital"

D'après "Ayn Rand : Femme Capital" de Stéphane Legrand (aux éditions Nova).
Mise en scène et décors : Mathieu Bauer.
Assistant à la mise en scène : Anne Soisson.
Conception, musique : Sylvain Cartigny.
Avec : Emma Liégeois, Clément Barthelet.
Et l'Orchestre de spectacle du Nouveau théâtre de Montreuil : Blaise Cardon-Mienville, Joseph Cartigny, Orane Culeux, Lili Gomond, Tommy Haullard, Zacharie Hitter, Nils Kassap-Dhelin, Lilli Lacombe, Marc Lebeau, Steve Matingu Nsukami, Fania Morange, Lolita Morange, Jonas Thierry, Bob Voisembert, Nicolas Vouktchevitch.
Création son : Alexis Pawlak.
Création costumes : Nathalie Saulnier.
Création lumière : William Lambert.
Régie générale et vidéo : Florent Fouquet.
Contruction : Julien Joubert.
Production Nouveau théâtre de Montreuil - CDN.
Durée : 1 h.

Du 2 au 10 décembre 2021.
Jeudi à 20 h, vendredi 3 à 21 h, vendredi 10 à 20 h. Relâche du samedi au mercredi.
Nouveau Théâtre de Montreuil, Salle Jean-Pierre Vernant, Montreuil (93), 01 48 70 48 90.
>> nouveau-theatre-montreuil.com

Safidin Alouache
Mercredi 8 Décembre 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | À l'affiche ter


Brèves & Com


Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023