La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

FAB 2019 "Souviens-toi des larmes de Colchide" Une fable atemporelle venue de la nuit des temps

Si, en ce soir d'ouverture de festival, des hallucinations projettent, sur l'avant-scène du Glob Théâtre, la mythologie privée de l'héroïne traversée par des voix, le mythe que ces "visions" convoquent cristallise une vérité hors du temps. En effet, cette jeune femme en camisole, allongée sur un lit de fer dans un décor aseptisé de chambre à la blancheur spectrale, et tout entière habitée par son enfant mort et son amour perdu, n'est pas sans rappeler "à plus d'un titre" la figure antique de Médée.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Aurore Jacob, l'autrice de ce poème tragique, a produit là un texte puissant plongeant ses rhizomes dans un mystère humain propre à faire vaciller la raison, celui de ces femmes-mères, amantes et aimantes, qui vont jusqu'à (se) sacrifier (à) leur enfant. Que la mort de leur progéniture ait été délibérément perpétrée ou soit le résultat de circonstances qu'elles n'ont pas su contrôler, elle occupe dans leur imaginaire une place telle qu'elle occulte désormais toute autre réalité, au point de leur conférer "légitimement" le statut de monstres.

Dire qu'il y a du monde dans la tête de cette jeune femme repliée sur elle-même en position de fœtus - dont on apprendra plus tard que le bébé fut frappé de mort subite -, c'est peut dire tant son délire halluciné va recréer autour d'elle les "présences absences" de ce qu'elle fut en tant qu'être désirant. D'abord, une femme aimant séduire, aimant recevoir les caresses et les prodiguer à son compagnon aimé et aimant. Ensuite, une jeune mère accaparée entièrement par la venue au monde de cet enfant sorti de son ventre qui réclamait d'elle une attention continue jusqu'à la priver de ses nuits, et finissant par la couper d'elle-même.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Ce qui est profondément troublant, c'est que nous sommes aspirés dans le "dé-lire" de cette jeune femme qui, après avoir égrené les jours, heures et minutes, qui marquent sa bascule dans l'autre réalité, n'en finit pas de ressasser en boucle les fragments d'un discours amoureux interrompu par la mort de l'enfant et le départ du mari… Paroles désarticulées qui résonnent comme autant d'efforts vains réitérés avec rage pour tenter de "recoller les morceaux" d'un bonheur à jamais perdu. Discours diffracté - amplifié - par la présence sur le plateau de deux autres elles-mêmes incarnant les voix successives de la mère parfaite et de l'épouse désirante l'accablant d'adresses peu amènes.

Qu'a-t-elle fait, elle l'amoureuse désirante, en laissant mourir l'amour que lui portait son compagnon relégué à l'état de fantoche par l'arrivée de l'enfant ? Qu'a-t-elle fait, elle, la mère protectrice, en ne veillant pas plus sur le sommeil de son nourrisson, allant jusqu'à se réjouir le matin même du drame d'avoir enfin pu dormir une nuit complète ? Et puis, l'impensable advenu, ce désir insensé de vouloir tout annuler jusqu'à s'enfermer dans le déni de l'existence de l'enfant - ainsi Macbeth voulant effacer de ses mains les traces du sang de Duncan assassiné par ses soins, mais "ce qui est fait ne peut être défait" (Shakespeare) -, et ce, pour tenter au-delà de toute raison de retrouver la jouissance d'avant l'enfant, celle qu'elle partageait exclusivement avec l'homme qu'elle aimait ?

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Folie typiquement "hystérique", renvoyant - selon l'étymologie grecque à l'utérus - à la folie des femmes, écartelées de par leur "nature" entre leur double vocation d'enfanter la vie et de jouir "en soi" d'elle ? Ou folie induite par la "culture" d'une société patriarcale assignant prioritairement les femmes à "l'élevage" des nourrissons dont la responsabilité dévorante incomberait au genre féminin ? Quoi qu'il en soit, nature et culture s'étayant l'une l'autre pour se recouvrir, le conflit interne est tel que le vœu secret et inavouable du meurtre de l'enfant pour se retrouver sujet à part entière, désiré et désirant, peut - lorsqu'il trouve dans la réalité sa réalisation accidentelle - faire basculer l'esprit féminin de l'autre côté du miroir.

La scénographie où le sol de la chambre est recouvert de sable - matériau instable propre à effacer ce qui s'écri(e)t pour aller jusqu'à ensevelir celle qui se débat dans ses sables mouvants - métaphorise "à merveille" le monde qui se dérobe sous les pieds de l'héroïne. De même du cadre du miroir où apparaîtra l'autre d'elle-même, la femme fatale jouissant elle pleinement de son corps.

Quant au final, où il sera question de cendres, il renverra encore au mythe ancien de Médée trouvant, dans le geste de l'incendiaire, l'acte réparateur lui permettant de "trans-cendre" son destin, elle, petite-fille du soleil, s'envolant vers un univers plus radieux.

À la beauté poétique d'une tragédie "ordinaire" superbement incarnée par les corps en vibrations, "Souviens-toi des larmes de Colchide" ajoute les ressources du mythe pour atteindre au plus profond de chacun - que l'on soit homme ou femme - l'endroit troublant où se love l'impérieux désir d'exister.

"Souviens-toi des larmes de Colchide"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Dans le cadre du Festival des Arts de Bordeaux.
Texte : Aurore Jacob (paru aux Éditions Koïnè, septembre 2019).
Mise en scène et dramaturgie : Anne-Laure Thumerel.
Avec : Clara Ponsot, Deborah Joslin, Maxime Roy.
Voix interactive : Anne Laure Thumerel.
Scénographie et lumière : Thibault Seyt.
Création vidéo : Maxime Roy, Germain Le Carpentier.
Son : Antoine Souchav.
La Pépinière du Soleil Bleu & Glob Théâtre (projet lauréat).
Durée : 1 h 20.
À partir de 15 ans.

Du 4 au 12 octobre 2019.
Du mardi au vendredi à 20 h, samedi à 19 h et dimanche à 14 h 30.
Glob Théâtre, Bordeaux, 05 56 69 85 13.
>> globtheatre.net

Yves Kafka
Mercredi 9 Octobre 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024