La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Every drop of my blood" L'irrésistible quête de soi, une chorégraphie de combat

Comment pouvoir s'imaginer vivre encore dans un corps contraint par des normes héritées ? Comment échapper aux diktats conditionnant l'existence féminine arrimée au joug des représentations stéréotypées ? La quête de soi ne peut être qu'un corps-à-corps frontal, un sport de combat au même titre que la sociologie telle que la concevait Pierre Bourdieu. La Cie FluO, en livrant - comme on dit d'une haute lutte - cette pièce chorégraphiée pour deux danseuses et un musicien se fait le porte-parole inspiré du mantra libertaire irriguant sa création.



© Jean-Pierre Marcon.
© Jean-Pierre Marcon.
D'emblée, la chorégraphe russo-française Nadia Larina - elle-même sur le plateau - nous immerge dans une installation plastique constituée de deux cubes aux parois et au "plafond de verre", celui même qui symbolise les freins invisibles empêchant toute trajectoire hors des lignes fixées par un patriarcat solidement campé sur ses positions ultraconservatrices. Dans une atmosphère entre chien et loup, les deux danseuses accompagnées du musicien en live vont égrener leurs bribes de parcours heurtés. Les leurs ou ceux d'anonymes trouvant en elles l'opportunité d'exister hors de l'épais silence où on a voulu trop longtemps les claquemurer.

Ce que disent ces mots échappés du couvercle des convenances, c'est la pression insupportable des assignations de sexe véhiculées par les entourages avides d'"évidences naturelles"… Un garçon ne peut gesticuler, il doit se comporter comme un homme. Une fille ne peut s'habiller comme un garçon, elle doit cultiver sa féminité. À ses schémas réducteurs, garants d'une tradition aussi invisible que tenace, à préserver coûte que coûte, viennent se greffer les violences intrafamiliales violentant les esprits et les corps soumis à l'omerta du milieu. Porter la honte des sarcasmes répétés dénigrant les comportements "hors nature". Porter la honte d'être violée par celui-là même qui devait prendre soin d'elle…

© Jean-Pierre Marcon.
© Jean-Pierre Marcon.
Les corps des deux danseuses - comme celui du musicien - se délestant des pelures sociétales prennent possession de l'installation plastique. Confrontées alors aux parois de verre des cubes qu'elles habitent comme un espace enfermant, elles tentent obstinément de s'en extraire. Lançant une jambe, un bras, s'étirant, et retombant immanquablement dans leur "cage" tant la pression des résistances offertes par les cloisons - délimitant la place réduite qui leur est octroyée - est grande. Leurs mouvements empêchés rendant compte des pesanteurs à soulever pour tenter d'advenir à elles-mêmes, hors de toutes prescriptions.

Combat dantesque rythmé par la musique en live rendant palpable le poids des héritages d'un patriarcat ayant colonisé les esprits et assigné les corps à des postures codifiées. Oppressions incorporées, "mises en corps" des discours dominants érigeant la binarité des sexes en gardienne de l'ordre établi. Et quand elles finissent, à la force de la formidable énergie qui les anime, à se hisser enfin hors des cubes afin d'échapper au plafond de verre, c'est pour être aussitôt menacées d'être écrasées par leur retombée implacable…

© Jean-Pierre Marcon.
© Jean-Pierre Marcon.
Mais comme tout combat de libération - c'est sa destinée, n'en déplaise aux gardiens du temple - finit inéluctablement par aboutir, advenues à elles-mêmes à la force de leur poignet, elles s'affranchissent des bienséances apprises pour adresser de magnifiques doigts d'honneur à ceux qui n'ont eu de cesse de les mépriser, de les maltraiter, d'abuser d'elles. Comme une catharsis en actes, alors que font effraction les souvenirs des agressions sexuelles subies par leur corps réduit à l'état d'objet du plaisir du mâle, fières et résolues, elles articulent à voix haute des bribes de paroles entendues, trouant la nuit du plateau, comme autant d'éclats ayant déchiré leur chair de femme. Articulées dans leur bouche, ces insanités ont un effet boomerang salvateur.

Contrastant avec la rudesse des tableaux précédents, succède un fascinant ballet sur une musique de contes - "La Belle au bois dormant", "La Petite Sirène", "Cendrillon" - où émergent de la nuit des temps quatre jambes dressées, chaussées de ballerines et d'escarpins à talon aiguille balayant l'air de leur chorégraphie impeccable. Tableau de l'idéal féminin… de femme sans tête et aux jambes élancées selon le modèle rêvé du patriarcat, jouissant jusqu'à plus soif de l'image d'une créature angélique, sexuellement désirable et dénuée de revendication personnelle.

© Jean-Pierre Marcon.
© Jean-Pierre Marcon.
Quand la lumière revient, ce sont deux femmes superbement fières de leur liberté conquise, exhibant "naturellement" leur buste dénudé et leurs fessiers tressautant au rythme de leur démarche libérée qui se donnent à voir. Sans retenue aucune, faisant ainsi superbement la nique à ceux qui ont voulu les enfermer dans ces images immémoriales. S'avançant alors vers le micro, faisant corps avec leur combat abouti, elles se recouvrent de leur sang vital - celui des "règles" dont elles se sont affranchies, traces mnésiques d'un viol subi en milieu commun - avant de lever haut le poing déterminé de toutes celles et ceux qui incarnent un combat libérateur.

Abréaction éclatante magnifiée par la chanson punk "Oooo let's riot" criant à la face du vieux monde - "gémissant dans le sang" - la mort programmée de la hiérarchie des sexes, du machisme à la "mords-moi-le-nœud" et de la culture du viol. Les refrains, scandant le flux ininterrompu des paroles, résonnent comme des manifestes émancipateurs : "Riot, Girls riot, pussy rio, киска riot, chatte riot, let's riot/Riot, les femmes riot, les gouines riot, lesbienne riot, queer riot, let's riot/Let's riot, grrr riot, patriarcat riot, religions riot, liberalisme riot, capitalism riot, Capitalism riot, Right ! Oooo Let's riot".

© Jean-Pierre Marcon.
© Jean-Pierre Marcon.
Une première étape de ce travail "hors normes" nous avait été présentée à Bordeaux en janvier 2022 dans le cadre du Festival Trente Trente, dont la réputation d'ouvroir de libertés potentielles trouvait en cette occasion une belle confirmation. Déjà, nous avions été séduits par la force qui s'en dégageait. Aujourd'hui, en découvrant la version aboutie de "Chaque goutte de mon sang" - créée en septembre 2022 lors du Festival Bien Fait ! (en partenariat avec le Festival Jerk Off, Paris) -, nous sommes littéralement magnétisés tant il est impossible d'échapper au flux d'émotions porteuses de questionnements décapants. Une réussite artistique autant qu'ethno-anthropologique à verser au dossier des arts pleinement vivants.

Vu le jeudi 30 mars 2023 au Théâtre du Cerisier, 7-11 rue Joseph Brunet, à Bordeaux.

"Every drop of my blood"

© Jean-Pierre Marcon.
© Jean-Pierre Marcon.
Conception et chorégraphie : Nadia Larina.
Avec : Nadia Larina, Danaë Suteau.
Création musicale (guitare, clavier, percussions, musique électronique) : Bastien Fréjaville.
Scénographie et construction du dispositif : Nadia Larina, Bastien Fréjaville.
Régie son et lumière : Charlotte Buclet.
Textes : Elie Nassar, Mélanie Trugeon, Delphine Loizeau, Danaë Suteau, Nadia Larina et les témoignages des publics rencontrés (lors des ateliers de médiation et en dehors), Paul B Preciado.
Par la Compagnie FluO.
Durée : 50 minutes.

Tournée
1er décembre 2023 : L'Horizon - Lieu de recherches et création,
La Rochelle (17).

Yves Kafka
Mardi 18 Avril 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024