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Théâtre

Entre carnet intime et témoignage, "Abysses" est un appel à se ré-humaniser

C'est bien de l'Autre dont il s'agit dans ce spectacle. L'étranger, celui qui vient de loin, d'ailleurs, qui ne parle pas la même langue, n'a pas les mêmes dieux, n'a pas les mêmes coutumes, mais qui en fin de compte a une vie aussi fragile, peut-être plus fragile que la nôtre, plus en péril. "Abysses" raconte le regard de celui qui, les pieds posés sur l'île de Lampedusa, voit les bateaux venus de la côte africaine se naufrager au large ou atterrir comme on s'échoue, sur cette terre à l'extrême sud de l'Europe.



© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Elle fait l'actualité depuis des années maintenant, l'île de Lampedusa. Située au sud de l'Italie, elle est au grand large de la Tunisie et de la Libye, ce qui en a fait la destination de centaines d'embarcations d'Africains fuyant les guerres, les violences et la misère. Quand ils y arrivent vivants. Si la Méditerranée ne les engloutit pas dans ses abysses avant qu'ils n'accostent. Et si les passeurs sont repus. Davide Enia, l'auteur, originaire de Sicile y séjourne à plusieurs reprises. Il rencontre des habitants, des pêcheurs, des sauveteurs, des bénévoles engagés dans l'accueil des rescapés. Il assiste également à plusieurs arrivées de survivants. C'est à partir de cette expérience qu'il livre ici un texte consistant et polymorphe, à la fois document et récit autobiographique.

Le narrateur, interprété par Solal Bouloudnine, dévoile un chapitre entier de sa vie. Il y convoque ses proches, son père, son oncle, sa compagne et sa sensibilité pour donner corps au regard qu'il porte sur les événements tragiques auxquels il est confronté. Le récit intime croise constamment celui de sa quête : une quête pour comprendre ce qui a lieu sur cette île posée au milieu de la mer. Ce qui s'y passe réellement. Qui en sont les témoins, les protagonistes, les victimes. Et les tragédies se répondent : celles qui frappent sa famille (le décès de son oncle atteint d'un cancer), celles qui dévastent les passagers clandestins et les témoins de ces hécatombes d'inconnus, de "sans nom".

"Abysses" met ainsi en lumière quelques figures fortes que l'Histoire mondiale a plongées dans ce chaos sans les prévenir : ce pêcheur remontant chaque jour des cadavres dans ses filets ; ce sauveteur contraint à décider qui sauver, qui laisser se noyer, quand toutes les vies ne peuvent être sauvées ; ce gardien de cimetière donnant la toilette mortuaire à des corps inconnus en putréfaction ; ce couple à la vie bouleversée par l'impérieuse nécessité de s'occuper de tous ces rescapés. Drames et douleurs personnelles en butte au tragique venu de l'horizon, vague après vague, sans fin.

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Davide Enia raconte aussi, dans son propre éveil à ces tragédies, cette manière lente et abyssale d'ouvrir les yeux sur l'Autre. Tout n'est pas glaçant dans son récit, au contraire. Il s'attarde sur le sens de l'altérité dont font preuve tous ceux confrontés directement aux débarquements et aux naufrages, allant même jusqu'à exalter les bravoures de certains sauveteurs. Ainsi, la pièce avance par vagues, elle aussi : l'horreur succède au généreux, puis l'inhumain est suivi par la grâce…

La mise en scène d'Alexandra Tobelaim ajoute à ce monologue la présence, sur un large plateau nu, d'une musicienne, chanteuse, Claire Vailler. Loin d'être "accessoire", celle-ci apporte par la force de ses mélodies et de ses instrumentations, la dimension de la tragédie. Les très belles compositions musicales (signées Claire Vailler et Olivier Mellano) résonnent comme des chants antiques, des psalmodies de l'univers inconscient qui donnent une matière théâtrale intense au spectacle. Et même si, dans cette première représentation, le dialogue entre le foisonnement du texte et la partie musicale avait parfois du mal à se faire, ce choix scénique décuple radicalement l'imaginaire visuel et sensible du spectateur.

"Abysses" nous place ainsi comme sur les remparts d'un fortin, un peu comme le héros du "Désert des Tartares" de Buzatti, surveillant un horizon étranger dans l'attente d'un ennemi puissant. Nous voici soudain désarmé en voyant arriver ces réfugiés qu'il ne faut pas combattre mais secourir. Comme des égaux. Il le faudrait.

Le défaut dans la cuirasse de ce spectacle vertueux tient à la prolifération du texte qui, comme dit le dicton, mal étreint à force de vouloir trop embrasser. Les histoires intimes et recueillies par l'auteur se télescopent au point que l'on perd parfois la direction spectacle. Malgré cette réserve, Solal Bouloudnine apporte le talent et l'énergie vitale pour courir à perdre haleine d'un bout à l'autre de ce segment de vie qui met en balance nos empathies et nos méfiances.

Mais ce qu'on en retient finalement est une vision renouvelée du calvaire de ces femmes, hommes et enfants dont le sauvetage ou la perdition en Méditerranée n'est qu'une des épreuves d'un calvaire qu'ils traversent depuis des semaines, des mois. Traversant la moitié du continent africain, illégaux, sans passeports ni Visa, ils sont les victimes de tous les sévices possibles. Ceux qu'ils croisent, passeurs ou autres, violent, blessent ou tuent gratuitement ces êtres que l'absence de papiers légaux transforme en créatures sans droits, à peine humains, en marchandise. Belle ignominie de ce siècle de papier qui en rappelle d'autres, d'autres massacres de guerres qui ont rempli les fosses communes de cadavres sans nom. Sans nom… La triste Méditerranée est devenue fosse commune à son tour.

"Abysses" est en cela un appel à ce que l'on devrait sans cesse pratiquer : un appel à se ré-humaniser. Un acte nécessaire quand la dureté de la vie nous endurcit le cœur jour après jour. Oui, se réhumaniser en ne détournant pas les yeux, c'est mieux que se réinventer, cette baudruche vidée de sens par ces bouches du cynisme libéral qui ne rendra pas justice à ceux que ce système écrase.

Vu lors d'une présentation professionnelle au NEST - CDN Transfrontalier de Thionville-Grand Est, Thionville (57).

"Abysses"

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Texte : Davide Enia.
Traduction : Olivier Favier.
Mise en scène : Alexandra Tobelaim.
Avec : Solal Bouloudnine et Claire Vailler (guitare, voix).
Composition musicale : Claire Vailler et Olivier Mellano.
Scénographie : Olivier Thomas.
Création lumière : Alexandre Martre.
Régie son et régie générale : Émile Wacquiez.
Durée : 1 h 30.
À partir de 15 ans.
Production NEST, coproduction Centre Dramatique National de l'Océan Indien, La Passerelle - Scène nationale de Gap et des Alpes du Sud.
Ce texte est lauréat de l'Aide à la création de textes dramatiques - ARTCENA.

>> nest-theatre.fr

Tournée
29 et 30 mars 2021 à 14 h 30 : Plateaux Sauvages - Paris (réservé aux professionnels).
1er et 2 avril 2021 à 14 h 30 : Théâtre d'Angoulême - Scène nationale (à confirmer), Angoulême (16).

Bruno Fougniès
Lundi 29 Mars 2021

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© PKL.
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