La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Électre des bas-fonds", une tragi-comédie ballet élec… trisée

"Il faut des formes nouvelles. Des formes nouvelles, voilà ce qu'il faut", ainsi parlait le jeune dramaturge au destin tragique imaginé par Anton Tchekhov. Avant lui, Molière, pour divertir le Roi-Soleil (son sponsor), avait inventé un nouveau genre, celui de la comédie-ballet mixant joyeusement danses, chansons, musiques et textes. Dans leur sillage, Simon Abkarian s'empare du genre très codifié de la tragédie pour mettre en scène une "Électre" revisitée de fond en… bas-fonds. Trouvant ses sources chez les tragiques grecs – Euripide, Sophocle et Eschyle –, l'auteur, metteur en scène et acteur, fait exploser superbement le tragique dans un nouveau texte enchâssé dans des concerts de musiques rock débridées et de ballets fougueux.



© Frederic Ferranti.
© Frederic Ferranti.
D'emblée le ton est donné… Au rythme de la musique composée et interprétée en live par le Trio des Howlin'Jaws armés de leur contrebasse, guitare et batterie, un Monsieur Loyal grimé (c'est le printemps de la fête des morts) fait une entrée remarquée. En avant-scène, une femme aux lunettes noires d'aveugle – Kilissa, la nourrice des enfants d'Agamemnon – s'apprête à commenter le destin tragique d'Électre et d'Oreste. Dans un nuage de fumées envahissant le plateau, Monsieur Loyal (incarnation du destin) ouvre alors les portes de la grande armoire, libérant un chœur de danseuses sacrées au sein duquel se dissimule Oreste, prince déchu fait femme pour échapper aux assassins de son père…

Oreste déguisé en femme, Oreste qui, malgré les injonctions intransigeantes d'Apollon, se mure dans l'impuissance en refusant de venger un père qu'il n'a pas connu, apparaît dans toute l'étendue de sa fragilité humaine. Malgré les exhortations de Pylade, son ami, qui réitère qu'Egisthe, le régicide, doit mourir de ses mains, Oreste se berce d'illusions en imaginant qu'il pourrait réclamer au tyran meurtrier le trône qui, de droit, lui revient. Comme s'il voulait ignorer que "Le droit ne donne jamais raison au faible / Même s'il est coupable le riche l'emporte toujours sur le pauvre / Quand parle l'argent, la vérité écoute"… Réplique confiée à Pylade, héros d'une tragédie antique dont les échos tonitruent jusqu'à nous pour parler du monde, ici et maintenant.

© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
Quant à Électre, princesse déchue, ayant pour trône ses fesses et fumant sa clope dans ce bordel d'Argos où la retient prisonnière Egisthe, elle ressasse son désir inflexible de châtier les coupables. Mariée à Sparos, le tenancier du lupanar qui veille sur elle "sans la toucher", elle n'a en tête que représailles. En écho, Agamemnon en ce jour de la fête des morts apparaît à Sparos qui, halluciné, l'entend réclamer lui aussi justice de la main d'Oreste. Ainsi le drame est-il installé dans le bruit et la fureur d'un plateau polyphonique qui crie de toutes parts vengeance. Désormais, les personnages vont pouvoir jouer le rôle qui leur est assigné par le fatum implacable… mais dans une réécriture textuelle et scénique fondamentalement "nouvelle" (rejoignant ainsi le vœu formulé par Treplev dans "La Mouette").

Dans un langage cru, défiant insolemment la tradition du genre, Électre profère sa haine entière de Clytemnestre, cette mère qui se laisse culbuter dans le lit où son frère Oreste et elle sont nés. Plus fort encore, le tableau où l'on découvre Egisthe badinant à propos de la mort d'Agamemnon, mort stupidement dans son bain dès son retour glorieux de la guerre de Troie. Et joignant le geste à la parole, le régicide, dans le dessein de distraire Clytemnestre, rejoue effrontément la scène du coup de poignard fatal. Défiant alors le fantôme d'Agamemnon, comme pour le tuer une seconde fois, il lui lance à la figure : "Pendant que tu guerroyais crânement, moi je dansais sur le ventre de ta femme…". Puis c'est au tour de Clytemnestre de prendre le relais de la perversion en racontant à sa fille rebelle son meurtre. Et lorsqu'il vient à Électre de cracher sa colère à la face de sa mère criminelle, le monstrueux Egisthe lui lance cyniquement : "A-t-on déjà vu une chèvre terrasser une lionne ?".

Alors que l'une, Électre, se perd dans une révolte funeste, l'autre sœur, Chrysothémis, s'abîme dans la douleur. Électre apparaît alors comme le prototype des héroïnes contemporaines n'acceptant aucun compromis avec l'ignominie, voulant que tout brûle quand bien même devrait-elle en mourir. Pour ce qui est de Chrysothémis, personnage plus complexe, Eghiste – incarnation du prédateur mâle triomphant – abusera scandaleusement de son corps qu'il souille en proférant ces paroles abjectes : "Je vais te faire pousser des cris, tu vas comprendre pourquoi ta mère m'a suivi.". De victime, elle sera celle par qui la "vérité" de Clytemnestre pourra par la suite se dire.

Le chœur des prostituées – ces prisonnières troyennes ramenées dans la cité des vainqueurs, comme le sont de toute éternité les femmes violées des peuples vaincus – entonnent alors un chant tonique mêlant, au récit de leur cité en flammes, des couplets à la gloire de l'émancipation des femmes. Un discours sans concession, porté par des musiques électrisantes, et dans les plis duquel le coup de foudre d'Hélène pour le séduisant Pâris trouve toute sa légitimité. En effet, stigmatisées, les prétentions au droit patriarcal exercé sur la belle Hélène par Ménélas, frère d'Agamemnon, volent en éclats. Et si, de ces paroles de Troyennes antiques, ressort la tragédie vécue de tout temps par les femmes, premières victimes des conflits armés "autorisant" le déchainement des pulsions, c'est pour crier à la face des mondes à venir l'urgence à mettre fin aux appétits guerriers dévastateurs… Toute ressemblance avec des événements existants – comme la volonté d'anéantir les Gazaouis sous prétexte, là encore, d'une vengeance dite légitime – pourrait ne pas être fortuite.

© Frederic Ferranti.
© Frederic Ferranti.
Cette pause dans la dramaturgie, porteuse d'une réflexion atemporelle sur le prétendu droit des hommes à disposer selon leur envie du corps des femmes, prend la forme d'un ballet chorégraphié dont la beauté plastique surligne, au lieu de la gommer, la force du propos. Quant à l'humour – cette autre force insubmersible – il est aussi présent sous forme de saillies verbales accompagnant des inventions scénographiques traversées par une fantaisie libératrice. Ainsi de la scène où Électre tente de se noyer, la tête dans un seau d'eau.

Viendra le temps de la ruse. Là où la force n'est plus de mise tant le combat est disproportionné, l'intelligence sera sollicitée pour venir à bout du couple maudit sous la forme du travestissement des corps et des intentions (procédé typique de la comédie). Quand adviendra le temps des révélations, les confidences "tragiques" de Chrysothémis (contant son sacrifice pour sauver sa sœur) et de Clytemnestre, renverseront les points de vue hérités de la tradition… De marricide qu'elle était, par la grâce de Simon Abkarian, Clytemnestre deviendra une égérie féministe dévoilant la vraie nature d'Agamemnon, ce père pleuré par Électre et Oreste et bénéficiant jusqu'à nous du statut de victime.

Qu'en était-il du vrai visage de ce superbe héros ? En immolant la douce Iphigénie, fallait-il que le roi l'emporte sur le père ? Rongé par l'ambition, ne comptant que sur la gloire, n'était-il pas un lâche détournant le regard lors du sacrifice qu'il avait lui-même ordonné ? Les filles sont-elles par leur sexe destinées à être des offrandes ? Qu'en est-il de la douleur des mères ?... Autant de questions qui résonneront longtemps en nous. Quant à la chute, elle rejoindra celle annoncée de toute éternité. Mais là encore, c'est une chorégraphie galvanisante qui envahira le plateau pour faire de cette tragi-comédie ballet une stupéfiante "fête des sens".

Vu le mardi 5 décembre dans la grande salle Vitez du TnBA de Bordeaux.

"Électre des bas-fonds"

© Antoine Agoudijan.
© Antoine Agoudijan.
Pièce pour 14 comédiennes-danseuses et 5 comédiens-danseurs
Écriture et mise en scène : Simon Abkarian.
Assistant à la mise en scène : Arman Saribekyan.
Avec : Maral Abkarian, Simon Abkarian, Anaïs Ancel, Manon Pélissier, Chouchane Agoudjian, Maud Brethenoux, Laurent Clauwaert, Victor Fradet, Aurore Frémont, Christina Galstian Agoudjian, Rafaela Jirkovsky, Nathalie Le Boucher, Olivier Mansard, Eliot Maurel, Nedjma Merahi, Annie Rumani, Catherine Schaub Abkarian, Suzana Thomaz, Frédérique Voruz.
Musique composée et interprétée par le Trio des Howlin' Jaws : Djivan Abkarian (contrebasse, chant), Lucas Humbert (guitare, choeurs), Baptiste Léon (batterie, chœurs).
Dramaturgie et collaboration artistique : Pierre Ziadé.
Création lumière : Jean-Michel Bauer et Geoffroy Adragna.
Création collective des costumes sous le regard de Catherine Schaub Abkarian.
Création décor : Simon Abkarian et Philippe Jasko.
Création et régie son : Ronan Mansard.
Chorégraphies : la troupe.
Préparation physique : Nedjma Merahi, Annie Rumani, Maud Brethenoux, Nathalie Le Boucher.
Préparation vocale : Rafaela Jirkovsky.
Régie plateau : Philippe Jasko.
Chef constructeur : Philippe Jasko avec l'aide de la troupe.
Habilleuse : Micha Liebgott.
Durée : 2 h 30.

"Électre des bas-fonds" est édité chez Actes Sud-Papiers.
Création au Théâtre du Soleil le 25 septembre 2019.
Représenté du mardi 5 au vendredi 8 décembre 2023 au TnBA Bordeaux Aquitaine.

Yves Kafka
Mercredi 20 Décembre 2023

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024