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Théâtre

"Effleurer l'Abysse" entre l'espace sidéral et la sidération de la souffrance intime

Ben et Jo s'aiment. Leur couple a survécu à la perte d'un enfant disparu à l'âge de trois mois. Tous deux s'accrochent l'un à l'autre pour ne pas tomber dans le vertige de la souffrance, de la perte. Ils sont pourtant comme deux hémisphères opposés : Ben, astrophysicien, rationaliste, ne parle que d'aller de l'avant, Jo, pianiste, créature du sensible, vit dans le souvenir permanent de cet enfant perdu. Mais Ben et Jo s'aiment, sinon pourquoi vivraient-ils encore ensemble, cinq ans après le drame ?



© Marie Charbonnier.
© Marie Charbonnier.
Avec sa musique et ses compositions au piano, Jo ne cesse de faire revivre cet enfant, l'imaginant grandissant, elle en comble l'absence par le rêve. Ben dirige ses regards et tout son esprit loin, ailleurs, vers les étoiles, les gouffres interstellaires et les exoplanètes qui sont toute sa passion, son métier. Deux univers. Deux pensées. Chaque soir réunies dans leur appartement où subsiste encore la chambre de l'enfant. L'abysse est d'abord entre eux. L'abysse est aussi en eux. Parfois, quand le silence crève et que le sentiment pour l'autre renaît, ils se chamaillent comme des mômes en imaginant ensemble comment il est, l'enfant, comment il serait, comment il court, comment il parle, comment il vit. Moment d'ivresse sobre qui les réunit avant un nouveau gouffre de silence et de rejet.

Dans ce court texte, Solenn Denis traque la manière dont ces deux univers peuvent se rencontrer : cartésianisme d'un côté, mysticisme de l'autre. Ils finissent par coïncider . Quand Jo se questionne sur la nature humaine en croyant percevoir la présence de l'enfant autour d'elle, Ben cherche dans les abysses du ciel la trace de la poussière d'étoile qui donna vie à l'humain. Il scrute l'univers à travers des télescopes infrarouges qui révèlent la présence d'objets invisibles. Jo va s'emparer de cet objet scientifique pour chercher la présence encore et toujours de l'enfant.

© Marie Charbonnier.
© Marie Charbonnier.
Pour nous faire ressentir ce qui se joue entre rationalisme et projection du désir, Solenn Denis alterne un langage réaliste et des passages aux cascades poétiques. Et cela fonctionne bien. Elle est coutumière de ce choc entre réalité et imaginaire. Dans "Sandre", une de ses précédentes pièces créée à Avignon en 2017, magnifiquement interprétée par Erwan Daouphars, elle confrontait déjà un rêve et la réalité.

Pour "Effleurer l'Abysse", le choc était inscrit dès l'origine. Cette écriture est née à l'occasion du projet Binôme institué par Thibault Rossigneux. Une conception d'œuvre qui met en rapport un ou une scientifique et un auteur ou une autrice : rencontre d'une heure entre les deux afin que ce ou cette dernière écrive un texte entre art et science. Ici, ce fut l'astrophysicien Pierre-Olivier Lagage, astrophysicien qui travaille depuis des années sur les télescopes infrarouges.

Les deux interprètes créent leurs rôles en calquant ces deux pôles. Mathilde Weil développe en Jo une jeune femme porteuse d'une inquiétude palpable tandis que Maxime Gleizes invente un Ben très réaliste, avide des faits mais aussi enfantin par moments. Le metteur en scène Audran Cattin les a fait travailler dans un naturalisme presque documentaire qui fonctionne bien. Un jeu basé sur l'écoute que les interprètes cultivent entre eux, qui donne au spectacle une fragilité touchante et un petit air de sonate parfois profonde parfois légère, un air fait de silences intenses et de colères sourdes.

"Effleurer l'Abysse"

© Marie Charbonnier.
© Marie Charbonnier.
Autrice : Solenn Denis.
Mise en scène : Audran Cattin.
Avec : Mathilde Weil, Maxime Gleizes, Simon Cohen.
Création lumière : Quentin Plissonneau.
Création musicale : Pablo Clevenot.
Effets visuels : Léo Mondo.
Durée : 50 minutes.
À partir de 14 ans.

Du 1er avril au 3 juin 2022.
Tous les vendredis à 21 h.
La Flèche, Paris 11e, 01 40 09 70 40 .
>> theatrelafleche.fr

Tournée
Février 2023 à Anis Gras-Le Lieu de l'Autre, Arcueil (94).

Bruno Fougniès
Vendredi 22 Avril 2022

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
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Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023