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Théâtre

"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.



© Christel Billault.
© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

© Christel Billault.
© Christel Billault.
Félix Kersten est un médecin finlandais spécialisé dans les massages thérapeutiques. Le hasard veut qu'Himmler souffre de maux d'estomac violents qu'aucune médecine traditionnelle ne parvient à soulager. Félix Kersten, par sa pratique, y parvient. Il devient vite le médecin indispensable au nazi dont les crises gastriques se multiplient. Très vite, Félix Kersten demande comme honoraire contre ses services, la libération de prisonniers. Nous sommes un peu avant la guerre. Les prisonniers sont avant tout des marginaux et des ennemis du régime. Kersten reste durant tout le conflit ce médecin particulier, cet ange soulageant le mal. Il passe de quelques noms comme honoraire, à des dizaines, des centaines jusqu'à des milliers.

C'est dans son bureau que se déroule pratiquement toute la pièce depuis la première rencontre des deux hommes jusqu'à la dernière qui eut lieu pendant la débâcle allemande et les tentatives pitoyables que fit Himmler pour sauver sa peau avant la défaite de l'Allemagne. Une relation un peu trouble s'établit entre les deux hommes. Transaction entre celui qui détient le pouvoir de soulager et celui qui détient le pouvoir de vie ou de mort. Ce dernier appelant le premier "son meilleur" ami. Marché du sang qui fait par moments passer le frisson dans la nuque quand on pense que ces soins apportés au responsable de l'organisation de la Shoah l'aidèrent à construire cette machine de mort.

© Christel Billault.
© Christel Billault.
Antoine Nouel suit scrupuleusement la vérité de l'histoire qui nous est parvenue. Avec une belle écriture et une structure faite de scènes courtes, vives, qui évoluent sans cesse, la confrontation entre les deux hommes reste constamment dans une tension palpable, fascinante. Un troisième homme est également constamment présent. Rudolf Brandt, secrétaire particulier d'Himmler, qui, agissant en son nom propre, lui désobéit en transmettant les listes intégrales des prisonniers à libérer au lieu d'en tronquer une partie comme il lui est demandé. Étrange personnage qui révèle tout à coup la fausseté de ceux qui prétendirent qu'il était impossible désobéir.

Les trois comédiens réussissent à créer trois personnages originaux : Franck Lorrain, Rudolf Brandt raide militaire où apparaît par éclipse une fière humanité ; Philippe Bozo, Himmler, aux allures de gratte-papier, au verbe fanatique, à la fois glaçant et ordinaire ; Antoine Nouel, Félix Kersten, plus vrai que nature, la parole posée, impressionnant de justesse, oui, tellement juste.

"Deux mains, la liberté"

© Christel Billault.
© Christel Billault.
Texte : Antoine Nouel, avec la participation de Frank Baugin.
Mise en scène : Antoine Nouel.
Avec : Antoine Nouel, Philippe Bozo et Éric Aubrahn.
Lumière : Denis Schlepp.
Son et image : Philippe Bozo.
Production : PAN.
Durée : 1 h 15.
À partir de 14 ans.

Du 14 octobre au 31 décembre 2023.
Du jeudi au samedi à 21 h, dimanche à 14 h 30.
Relâche les 2 et 3 novembre, 24 décembre 2023.
Studio Hébertot, Paris 17ᵉ, 01 42 93 13 04.
>> studiohebertot.com

Bruno Fougniès
Dimanche 15 Octobre 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

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C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

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Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
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La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023