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Théâtre

Dans "Looking for Jaurès", Patrick Bonnel tricote une bannière d'espoir entre l'icône d'un socialisme du bonheur et nos errances dans un monde sans idéaux

Cela commence comme une pièce réaliste à la Pinter. Un personnage qui descend à l'aide d'une torche dans une cave, entortillé dans une couverture sans âme, qui se couche en grognant vaguement et qui se met à rêver. Et comme dans certains films de Chaplin, le rêve apparaît à nos yeux, projeté sur le mur inégal de la cave. Gros plan sur un flic qui fait le brief à son équipe pour alpaguer le dangereux Machin qui doit débarquer dans tel aéroport à telle heure.



© R. Mandon.
© R. Mandon.
Mais ce n'est pas un rêve, non, mais plutôt un cauchemar. Le cauchemar d'un comédien en train de jouer la scène d'un film de gangster et qui, tout à coup, bafouille, perd son texte, demande à ce qu'on la refasse, se voit soupçonné de ne plus être capable d'apprendre un texte. L'âge… La vieillesse… Le cauchemar…

Mais on finit par s'en réveiller d'un cauchemar quand ça devient trop flippant. C'est comme ça que le rêve disparaît et que l'homme se lève et commence à fulminer tout seul. Alors, tu arpentes ta cave, vieux comédien. Pas si vieux d'ailleurs, mais un brin dégarni et avec un terreau de culture gigantesque en toi : Racine, Shakespeare, Corneille, des pièces entières dans cette mémoire, des textes à frémir de tous les sens, à tomber, à s'envoler, tu les as là, dans ta mémoire, alors un petit passage stupide et sans intérêt d'un dialogue de polar qui t'échappe, qu'est-ce que ça peut faire, hein ?

© R. Mandon.
© R. Mandon.
Je m'excuse soudain de tutoyer ce personnage de comédien que je ne connais pas, ce n'est pas lui faire offense, mais c'est venu comme ça. Un peu comme ce qui lui arrive sur scène au bout de quelques minutes. Ce moment où Jaurès commence à lui parler quand le comédien finit de vilipender les tortueuses injustices de la vie d'artiste et ses casse-tête administratifs. Pour ma défense, je dirais que Jaurès non plus ne connaît pas ce personnage et, pourtant, il commence à lui parler avec son accent de rocaille du Sud-Ouest et un beau timbre de voix grave, bien que lui ne le tutoie pas.

Jaurès, c'est qui ? Un des fondateurs de la SFIO, un homme de gauche dans toute la noblesse qu'une telle dénomination peut contenir, un farouche adversaire de la guerre de 14-18 qui fut assassiné quelques jours avant le début de celle-ci. Ce ne sont que quelques lignes des faits marquants d'une vie qui fut une lente évolution et d'un orateur impressionnant, capable d'improviser un discours dont les mots coulaient comme d'une source de sincérité, de conviction. Bien que de Droite Opportuniste lorsqu'il devient député, dans le même clan que Jules Ferry aux basses opinions en faveur du colonialisme entre autres, il deviendra, à force de voir de ses propres yeux les conditions de la vie ouvrière, notamment dans le nord, il deviendra vite un adversaire dangereux pour le capitalisme et sa clique de bienfaiteurs de la misère humaine.

Le dialogue se poursuit ainsi entre le comédien et l'émanation de Jaurès. Ce dernier, lassé sans doute d'être classé aux archives du Panthéon comme antiquité poussiéreuse, pousse ce cher comédien en colère à l'incarner et propager quelques-uns de ses discours historiques. Il le coache en quelque sorte. Le critique un peu. C'est une joute complice, car tous les deux tombent bien d'accord sur l'état détérioré des ambitions politiques du monde dans lequel nous vivons et de la victoire quasi-totale du Grand Capital et des Grandes Religions. Soupir.

© R. Mandon.
© R. Mandon.
Ce sont avec des voltiges intérieures, du cœur, de l'esprit et de l'art que Patrick Bonnel parvient à habiter ces deux personnages éloignés de plus d'un siècle. Les discours, les pensées de Jaurès l'aident beaucoup à enjamber ce temps, car ce dont il était question alors, il en est hélas toujours question aujourd'hui et de façon tout aussi tragique. Pourtant, il ne s'agit pas ici, ni pour Jaurès, ni pour Bonnel de donner des leçons, mais de lancer des nuages d'espoirs par-dessus les discours sans rêves qui enterrent notre époque sous les cendres de la peur. Et c'est beaucoup de magie, beaucoup de cris ravalés, beaucoup de l'art du comédien qui font que le récit palpite comme un cœur ardent, amoureux d'une humanité toujours en peine d'elle-même, et qui fait de ce seul en scène un moment de source de vie bénéfique.

"Looking for Jaurès"

© R. Mandon.
© R. Mandon.
Texte : Marie Sauvaneix et Patrick Bonnel.
Mise en scène : Marie Sauvaneix.
Avec : Patrick Bonnel.
Création Musicale : David Venitucci.
Lumières : Philippe Lagrue.
Son : Nicolas Delbart.
Cie DLM Productions.
Durée : 1 h 15.
À partir de 12 ans.

Du 23 janvier au 2 avril 2024.
Lundi et mardi à 21 h.
Théâtre Essaïon, Paris 4e, 01 42 78 46 42 .
essaionreservations@gmail.com
>> essaion-theatre.com

Bruno Fougniès
Vendredi 29 Mars 2024

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•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

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© Ève Pinel.
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© Betül Balkan.
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On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

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