La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Danse

"Crowd" Foule sentimentale en mode techno nineties

En ce début des années quatre-vingt-dix, pendant qu'avec douceur Alain Souchon suscitait la ferveur populaire autour de son tube "Foule sentimentale" ("Avec soif d'idéal/Attirées par les étoiles, les voiles/Du ciel dévale/Un désir qui nous emballe"), la jeunesse déclinait ses propres mantras pour réaliser, hors-sol, son besoin d'exaltation. Ainsi naîtrait la déferlante des free parties ou autres raves extatiques sur fond de musique techno jusqu'au bout de la nuit… C'est à l'une d'elles que Gisèle Vienne, chorégraphe plasticienne sans égale, nous invite pour donner à voir in vivo, et selon son prisme singulier, l'un de ces rassemblements mythiques.



© Estelle Hanania.
© Estelle Hanania.
Sur un espace non identifié, d'où émerge de la nuit sombre un sol de terre brunâtre jonchée de canettes de bière et autres détritus, vont prendre place avec une extrême lenteur les protagonistes de ce sabbat païen empruntant au rituel festif ses attendus. Espace de liberté revendiquée, la free party échappe à toute réglementation si ce n'est celle implicite que se donnent les communautés qui les initient. Le liant entre toutes ses manifestations et leurs protagonistes étant la musique électro, ses beats répétitifs ouvreurs d'extases potentielles.

Ce qui frappe d'emblée, outre le jeu des lumières sculptant le noir du plateau et les formes qui vont en émerger, outre les nappes en boucle de la musique techno entêtante à souhait, c'est le parti pris cinématographique de la chorégraphe utilisant à l'envi le "ralenti" pour décomposer chaque mouvement des participants. Ainsi, qu'ils soient seuls, à deux ou faisant groupe, ils apparaissent comme des répliques animées d'eux-mêmes, débarrassés de la gangue comportementale qui leur est assignée pour - aussi paradoxale que cela puisse paraître - devenir, au travers de leurs postures d'humanoïdes articulés, plus humains encore. En effet, le mouvement, si imperceptible soit-il, est traité avec une attention qui nous les rend palpables.

© Mathilde Darel.
© Mathilde Darel.
La trame narrative souterraine - aucun mot n'est prononcé, les corps se suffisant à eux-mêmes pour tonitruer silencieusement - nous conte l'histoire… mais quelle histoire ? La nôtre, secrète, enfouie dans les plis de notre mémoire, et que nous projetons sur le plateau animé de formes vivantes. Ces corps vêtus de vêtements hétéroclites, échappés tout droit d'un vestiaire fin de XXe siècle, vont se livrer aux arabesques de la loi du vivant. Se chercher, s'accoupler, se désunir, s'unir dans une chorégraphie portée par le rythme des notes techno. L'effet hypnotique produit étant renforcé par le jeu des lumières sculptant les ombres, rejetant dans l'obscurité des pans de communauté.

Entre transes suscitées par les pulsations de la musique électronique, consommation enivrante de bières et de substances hallucinogènes, entre caresses fraternelles et amoureuses, entre conflits et rejets, se joue et rejoue la comédie humaine, ici libérée pour un temps de ses carcans. Entre hédonisme festif partagé et solitude abyssale révélée par les autres captifs de la fête, le monde vibre intensément, s'écroule épuisé, avant de rejaillir jusqu'au jour suivant, porté par les mêmes trips. Ainsi en va-t-il de la rave, les paradis artificiels qu'elle génère en boucle se dissiperont au jour d'après… exacerbant le désir d'y replonger au plus tôt.

© Estelle Hanania.
© Estelle Hanania.
Traitant l'histoire de ces jeunes gens en fête avec autant de soin qu'une matière à sculpter, le "théâtre chorégraphié" de Gisèle Vienne convoque les ralentis de scènes prises sur le vif pour les inscrire dans une distorsion du temps vécu comme un continuum stéréoscopique. L'effet de loupe qui en résulte est si redoutable que l'on ne peut échapper à l'attraction hypnotique qu'il produit, charme amplement redoublé par les musiques technos à fortes résonances sensorielles. Rien d'étonnant alors, qu'à la sortie de la rave party, le public, gagné par le charme opérant, arbore sourire en banane, planant littéralement au-dessus des miasmes actuels.

Vu le mercredi 19 janvier à 20 h 30, au TnBA, Grande salle Vitez, Bordeaux, en coréalisation avec La Manufacture CDCN.

"Crowd"

© Estelle Hanania.
© Estelle Hanania.
Conception, chorégraphie et scénographie : Gisèle Vienne.
Assistantes à la mise en scène : Anja Röttgerkamp et Nuria Guiu Sagarra.
Avec : Philip Berlin, Marine Chesnais, Sylvain Decloitre, Sophie Demeyer, Vincent Dupuy, Massimo Fusco, Rehin Hollant, Oskar Landström, Georges Labbat, Theo Livesey, Katia Petrowick, Linn Ragnarsson, Jonathan Schatz, Henrietta Wallberg, Tyra Wigg.
Lumière : Patrick Riou.
Dramaturgie : Gisèle Vienne, Dennis Cooper.
Musique : Underground Resistance, KTL, Vapour Space, DJ Rolando, Drexciya, The Martian, Choice, Jeff Mills, Peter Rehberg, Manuel Göttsching, Sun Electric et Global Communication.
Montage et sélection des musiques : Peter Rehberg.
Conception de la diffusion du son : Stephen O'Malley.
Son : Adrien Michel.
Costumes : Gisèle Vienne en collaboration avec Camille Queval et les interprètes.
Ingénieur du son : Adrien Michel et Mareike Trillhaas.
Régie générale : Richard Pierre.
Régie plateau : Antoine Hordé.
Régie lumière : Arnaud Lavisse.
Durée : 1 h 30.

Premières les 8, 9 et 10 novembre 2017 au Maillon, Théâtre de Strasbourg - Scène européenne, en partenariat avec POLESUD, CDCN Strasbourg.
A été représenté les 19 et 20 janvier 2022 au TnBA, Bordeaux.

© Mathilde Darel.
© Mathilde Darel.

Yves Kafka
Mardi 25 Janvier 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024