La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Bruegel… Du grand Art audacieux !

Dans une création originale, Lisaboa Houbrechts retrace un morceau de vie d'une œuvre phare du peintre et sculpteur brabançon Pieter Bruegel l'Ancien dans un format des plus étonnants où se mêle tout un ensemble de cultures de différentes époques au travers de poésie, d'humour et de chansons.



© Kurt Van der Elst.
© Kurt Van der Elst.
C'est étrange, loufoque et singulier ce que nous propose la créatrice flamande Lisaboa Houbrechts. "Bruegel" est une œuvre forte avec un texte de grande qualité où se côtoient les vers et les langues étrangères, la poésie et les mots rudes du quotidien, les rires et les pleurs, le langage châtié et les jurons, le monothéisme et le polythéisme, l'humour et la tragédie, la provocation et la dévotion.

C'est tout un univers fantasmagorique qui nous est proposé. C'est aussi et surtout une rencontre entre différentes époques et mondes culturels qui s'agencent, se réunissent, voire s'opposent, comme quand Marie (Rand Abou Fakher), la mère de Jésus, et Athéna (Romy Louise Lauwers), la déesse grecque, ont une confrontation verbale, l'une côté cour, l'autre côté jardin, perchée au balcon.

Nous remontons aussi jusqu'au (bas) Moyen Âge où la religion était un mode de vie et où tout "hérétique", terme souvent lancé pour discréditer et abattre tout ennemi du royaume, était considéré comme "sorcière", en plus de celles qui avaient des compétences botaniques permettant de guérir ou de tuer. C'est cet anathème qui est lancé contre Dulle Griet ou Margot la Folle.

© Kurt Van der Elst.
© Kurt Van der Elst.
Mais qui est-elle ? C'est la protagoniste éponyme du célèbre tableau "Dulle Griet" (1562) de Pieter Bruegel l'Ancien (1525-1569). C'est la création de cette œuvre qui est la trame du spectacle. Nous connaissons peu de choses certaines sur Bruegel, peintre et sculpteur brabançon. Les historiens ne sont pas sûrs de sa date de naissance, seule sa date de mort précise est avérée, un 9 septembre. Dulle Griet, quant à elle, est un personnage du folklore flamand personnifiant l'avarice. C'est aussi le nom d'un canon médiéval gantois.

La composition picturale de Bruegel représente un décor plutôt chaotique avec ses incendies, ses obscurités et son armée de femmes menée par Margot la Folle, équipée d'un couteau côté gauche et d'une épée côté droit pour aller en direction de la bouche de l'Enfer représentée grande ouverte avec son œil fixe. Un livre de proverbes publié à Anvers en 1568 contient ce dicton qui semble faire écho à cette création : "Une femme seule fait du boucan, deux femmes causent beaucoup de difficultés, trois femmes se rassemblent uniquement pour faire du commerce pour un marché annuel, quatre femmes mènent à la dispute, cinq femmes forment une armée et, pour lutter contre six femmes, Satan n'a pas lui-même une arme pour les combattre."*

© Kurt Van der Elst.
© Kurt Van der Elst.
La scénographie laisse voir une grande scène avec de très grands tableaux. Se perd dans cet ensemble de protagonistes aussi loufoques qu'intéressants, Bruegel. À l'opposé des autres, exubérants pour la plupart, le peintre est discret, presque effacé et est souvent entouré de ses œuvres picturales. C'est la question du genre qui est aussi posée et qui n'est pas abolie par la distance temporelle dans la bouche de Margot la Folle (Anne-Laure Vandeputte). Elle se pose en combattante de sa virilité, elle à qui on reproche un corps de femme, sans doute, mais dans un esprit de mâle. Et elle y tient et le fait savoir. Comme elle souhaite que Bruegel la peigne comme elle est et non comme il pense qu'elle soit. C'est une revendication d'une créature à son dieu créateur.

Nous sommes dans une représentation où les personnages de mythologie, de religion et de peinture vivent, parlent, agissent. Et veulent se faire entendre. Car il faut entendre Dulle Griet quand elle crie, de façon écorchée, qu'elle existe à plusieurs reprises. Une existence qui se veut à part entière et pas uniquement dans la tête d'un créateur qui l'enfante de ses pinceaux. Le jeu d'Anne-Laure Vandeputte est très physique avec son corps et sa voix, aiguillons d'une forte présence scénique.

© Kurt Van der Elst.
© Kurt Van der Elst.
Cela démarre pourtant tout doucement dans une certaine obscurité par un chant en iranien plein d’émotion de Mostafa Taleb. Au-dessus, via un script, défilent toutes les guerres qui ont eu lieu d’aujourd’hui jusqu’au XIVe siècle. De la dernière russo-ukrainienne, aux oubliées comme celles du Yémen ou du haut Karabagh (2020), ou encore celles continues et jetées de plus en plus dans l’indifférence tel le conflit israélo-palestinien ou celles qu’aucun mort ou massacre ne s'est fait entendre comme la guerre du Kivu (2004).

Il y a aussi ce mélange de langues que sont l'anglais, le français, l'arabe et le néerlandais qui s'échappent de différentes bouches, parfois avec humour comme lorsque Romy Louise Lauwers bascule du néerlandais au français. Le kamancheh, l'orgue et le clavecin, instrument d'origine iranienne pour le premier, tissent musicalement cette création théâtrale. Les chansons sont en persan, latin, grecque, espagnol, occitan et arabe, nourris pour ces derniers par les poèmes de Hafez (1325-1389/90) et d'improvisations dans le style du folklore iranien. Des madrigaux en langue italienne font aussi irruption. Ce sont des ruptures artistiques, autant théâtrales que musicales, qui agencent la pièce comme une série de séquences avec leurs propres univers. Nous sommes dans un voyage autant temporel, culturel, musical que linguistique. La pièce a des entrées plus qu'intéressantes mais manque parfois d'un tempo plus rapide entre certaines séquences qui aurait fait gagner quelques minutes précieuses.

© Kurt Van der Elst.
© Kurt Van der Elst.
Tout est particulier. L'audace du verbe, l'originalité des gestiques et du corps font un formidable mariage. Soit mime, soit imitateur, soit chanteur, comédien assurément, polyglotte pour beaucoup, les interprètes ont de multiples cordes à leur arc. Cela transpire artistiquement par tous leurs pores. Les attitudes comiques sont aussi de la partie au travers d'imitations et de caricatures animales. Elles donnent une note très loufoque au spectacle. Les bruits aussi viennent s'agréger, comme ceux de caquètement qui bousculent une tranquillité qui n'était de toute façon pas au rendez-vous. La représentation est un carrefour d'oppositions qui arrivent à se réunir et où les différences deviennent sacrées sous le joug rayonnant de l'audace.

* Source : Wikipédia.

"Bruegel"

© Kurt Van der Elst.
© Kurt Van der Elst.
Spectacle en néerlandais surtitré en français.
Texte : Lisaboa Houbrechts.
Mise en scène : Lisaboa Houbrechts.
Assistant à la mise en scène et dramaturgie : Pauwel Hertmans.
Avec : Rand Abou Fakher, Romy Louise Lauwers, Victor Lauwers, Lobke Leirens, Andrew Van Ostade, Anne-Laure Vandeputte.
Musique : Mostafa Taleb (composition, kamânche).
Harmonia Sacra : Jérôme Bertier (orgue).
Chant : Florent Baffi, Capucine Meens, Stéphanie Revillion.
Scénographie : Oscar van der Put.
Costumes : Katarzyna Milczarek.
Durée : 1 h 50.

"Bruegel" a été représenté du 23 juin au 25 juin 2022 à la Grande Halle de La Villette, Espace Charlie Parker, Paris 19e.
>> lavillette.com

Safidin Alouache
Vendredi 1 Juillet 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
Spectacle à la Une

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023