La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Britannicus" au Théâtre des Amandiers de Nanterre : Une jouissive machine infernale

"Britannicus", Théâtre Nanterre-Amandiers, Nanterre, Hauts-de-Seine

Depuis combien de temps n’avais-je pas vu une production aussi passionnante (1) au théâtre ? Depuis combien de temps n’avais-je pas été emportée par le génie d’une comédienne sur les planches ? "Quoi qu’il en soit" (2) pouvais-je espérer de "Voir et Entendre" un jour Agrippine, "… fille, femme, sœur et mère de vos maîtres" ? Miracle du théâtre…



© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
D’abord, c’est la meilleure pièce de Jean Racine. Une pièce masculine, romaine et politique après les chants de "Andromaque" et "Bérénice". "Britannicus", une tragédie efficace : peu de personnages, quatre hommes, trois femmes, cinq actes, trente-trois scènes plutôt brèves, 1768 vers et pas un de trop (3), enchaînés implacablement dans une diabolique nécessité vers la catastrophe finale. Une horloge infernale de précision, un chef d’œuvre qui vous méduse à la fin.

Jean-Louis Martinelli livre une production de deux heures vingt sans entracte. Il a raison. La scène - c’est à dire l’antichambre de Néron - est une prison et les échappées vers l’extérieur inexistantes. Tous piégés. La lecture qu’en propose le directeur des Amandiers est convaincante. Les enjeux du texte mis en lumière, passionnants.

La scène est le plus souvent obscure, cernée par de grands piliers carcéraux, avec au fond l’entrée dans les appartements de l’empereur, mais aveuglée par un grand mur infranchissable. Entrée devant laquelle Néron tirera parfois un grand rideau écarlate. De la même teinte sanglante que son manteau de soie, ouvert sur son torse nu.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Les ténèbres de la scène ? Ce sont peut-être celles de l’âme, ou celles du théâtre intérieur des pulsions irrémissibles des personnages et surtout de l’héritier des Julio-Claudiens, digne descendant des Caligula, des Tibère, d’Agrippine. Va s’y jouer ce que les grands scrutateurs des mammifères (que nous sommes) ont toujours montré - Sophocle, Shakespeare, Racine, etc. - que l’exercice du pouvoir se fait en famille, que l’inceste et la mort sont au cœur de la libido dominandi amoureuse et politique, qu’il faut anéantir cette famille pour lui survivre. Loi éternelle des grands fauves politiques. Et puis occasion aussi pour Racine de tuer le trop célèbre père sur son propre terrain - Pierre Corneille - à la cour de Louis XIV. Des Œdipe en cascade…

Au centre de la scène, vide, un parquet en forme de cercle tourne très lentement d’acte en acte : la fortune des uns, la chute des autres, la révolution de soleil (ou unités de temps et de lieu aristotélicienne). Le cycle infernal des révolutions de palais et le poids du passé. Un grand cirque où tous se dévorent et d’où les plus faibles (Britannicus, Junie) tenteront de s’échapper. Seul un fauteuil de style Richelieu, que chacun essaie d’occuper ou de contrôler tour à tour, rappelle qu’un trône se conquiert aux dépens d’une mère (Anne d’Autriche) ou d’un frère - même pour un roi-soleil.

Choc immense, frisson dans le dos, "tambos" (4) sacré : c’est l’Agrippine d’Anne Benoît, dès la première scène. Elle nous agrippe jusqu’au bout, et on ne pourra plus lui échapper. Comme Néron, lassé de "ses trois ans de vertu" et de la terreur que la mater genitrix lui inspire. Miracle, nous voilà tous transportés en 55 après JC, à Rome ! Combien de fois cela m’est-il arrivé dans ma - déjà - longue vie de spectatrice ? Deux fois ? Trois ? De l’étonnement douloureux du début (constat de son déclin et son fils la hait), ce fils "ingrat", pour lequel elle a commis le pire, l’écarte du trône. Jusqu’à son impérial aveuglement face au conseiller Burrhus, gentil Machiavel, face au fragile traître, Narcisse : Agrippine fascine comme jamais. De mémoire de spectatrice, qui a su aussi impérieusement renvoyer Néron à l’acte V, devenu meurtrier de son demi-frère, Britannicus : "Adieu. Tu peux sortir." que Anne Benoît, géniale Agrippine ? Après le sarcasme grandiose : "Poursuis, Néron, avec de tels ministres…".

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
La comédienne a la voix très grave, la présence impériale, impérieuse, le "Génie" qui fait trembler. Elle "est" Agrippine, elle est grande. Je le répète : elle nous rappelle ce que nous devons au théâtre, quand il est excellent. Tous les autres acteurs pâtissent un peu de son éclat mais la plupart sont bons : Alain Fromager compose - avec quelque chose d’un Al Pacino au mitan de son âge - un Néron déjà vieillissant mais encore chien fou. Si le parti-pris de donner le rôle d’un personnage, censé avoir dix-huit ans dans la pièce, à cet acteur étonne au début, on est cependant vite convaincu de la pertinence de ce choix. Pressé de ronger sa laisse, metteur en scène pervers et violent, il regarde les autres se mirer dans leurs illusions - un miroir d’eau dormante au centre de la scène - et sur leur vraie influence sur lui. Tout est déjà joué, ils sont déjà morts. Lui espère encore jouir. De Junie. Mais elle lui échappera. Personnage mûr, il est l’amant-jouet - croit encore Agrippine - qu’elle embrasse sur la bouche. Elle s’assoit sur lui et sur le trône - pas seulement au sens propre. Mais il attend son heure.

Les deux conseillers sont très bien : Burrhus avec la voix envoûtante et le physique un peu lourd de Jean-Marie Winling, et le frêle Narcisse de Grégoire Oestermann. La belle Junie se débat en vain et ne sauvera pas son amant. Elle est habilement interprétée par Anne Suarez. Seul bémol : le jeu artificiel de Britannicus/Éric Caruso et d’Albine/Agathe Rouiller. Quand ils parlent, c’est aux plus mauvais moments passés à la Comédie française qu’on pense : emphase inopportune et énonciation déclamatoire d’étudiants de deuxième année d’école de théâtre (mollo, please sur les "e" muets prononcés !). Il est vrai que dire des alexandrins, pourtant aussi admirablement cadencés que ceux-là, n’est pas à la portée de tout le monde. Pourtant nul besoin d’en faire trop, la langue racinienne est une parole vivante et naturelle à force de génie d’écriture : "J’ai voulu lui parler et ma voix s’est perdue" (v. 396).

Une pièce sublime, comme sa comédienne principale. Un metteur en scène intelligent - donc modeste - au service d’un texte dont il nous révèle encore la richesse inépuisable : croyez-moi, courez applaudir Agrippine, Racine et Martinelli ! Moi, j’y retourne.

Notes :
(1) Certes, l’an dernier il y eut le "Danton" à la MC93.
(2) Cheville géniale au vers 395 dans la tirade de Néron à l’acte II, une parmi tant d’autres dans des alexandrins d’airain (Merci à S. Mullier !).
(3) On peut trouver le récit final d’Albine superfétatoire… En plus si c’est dit médiocrement, une vraie chute de tension. C’était le cas ici.
(4) Le "tambos" chez les Tragiques grecs, c’est le frisson sacré ressenti par les spectateurs quand le dieu se manifeste sur la scène.

"Britannicus"

Texte : Jean Racine.
Mise en scène : Jean-Louis Martinelli.
Assistante à la mise en scène : Amélie Wendling.
Avec : Anne Benoît (Agrippine), Éric Caruso (Britannicus), Alain Fromager (Néron), Grégoire Oestermann (Narcisse), Agathe Rouiller (Albine), Anne Suarez (Junie), Jean-Marie Winling (Burrhus).
Scénographie : Gilles Taschet.
Lumière : Jean-Marc Skatchko.
Costumes : Ursula Patzak.
Coiffures, maquillages : Françoise Chaumayrac.

Du 14 septembre au 27 octobre 2012.
Du mardi au samedi à 20 h 30, jeudi à 19 h 30, dimanche à 15 h 30.
Théâtre Nanterre-Amandiers, Salle transformable, Nanterre (92), 01 46 14 70 00.
>> nanterre-amandiers.com

Christine Ducq
Lundi 8 Octobre 2012

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024