La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Bloc 45, Témoignage" Le dehors et le dedans, deux mondes fracturés en un seul

Et cet "un", c'est Francis. Employé à la RATP, disposant d'un appartement à Saint-Ouen, mais ne pouvant souffrir de dormir ailleurs que dans une cellule du commissariat de Saint-Denis dont il fait chaque soir, depuis dix ans, consciencieusement le siège. En effet, pour pouvoir respirer l'air du dehors, il éprouve le besoin vital de l'enfermement… La metteure en scène, Virginie Barreteau s'est entretenue longuement avec le héros de sa création pour confier à Olivier Galinou le soin de l'interpréter avec un naturel bluffant.



© Grégoire Lavigne.
© Grégoire Lavigne.
Du plus loin qu'il s'en souvienne, Francis a toujours été en marge. Comme si un "défaut technique" l'empêchait d'être raccord avec une société érigeant en "normalité" ses normes toutes relatives… Surgissant timidement du rideau des coulisses qui le contenait, "il" (qui ? la personne, le personnage et l'acteur semblent ne faire qu'un) s'approche du micro - ce porte-voix étranger à lui-même - pour nous confier, hésitant, sa traversée du quotidien. Longtemps il a séjourné chez ses parents, pour y laver son linge, avant que la Maison de Nanterre et son règlement strict ne l'accueillent. La paire de sabots héritée de cette époque, qu'il se dépêche d'exhiber, ne fonctionne-t-elle pas comme un repère tangible, un détail contenant le tout ?

Personnalité clivée, il s'est toujours attaché à vouloir distinguer l'extérieur de l'intérieur, un besoin semble-t-il consubstantiel à son existence. Ainsi, à l'achat d'une maison, a-t-il tenu à s'occuper "naturellement" des parties extérieures, son père étant chargé de la réfection de l'intérieur. Le conflit, autant interne qu'externe, éclate quand l'auteur de ses jours veut combler les interstices des lames de son plancher en le vitrifiant ; insupportable pour le rejeton d'envisager que l'on prétende recouvrir ses lignes de faille, lui qui éprouve la nécessité absolue d'être enfermé pour pouvoir ensuite respirer à l'air libre…

© Virginie Barreteau.
© Virginie Barreteau.
Un cas isolé ? Non si l'on en croit les exemples - qu'il cite volontiers - de proches ne pouvant se synchroniser avec le monde extérieur sans l'aide d'un étayage offrant l'ancrage rassurant. Ses confidences délivrées droit dans les yeux sont ponctuées de longs silences, autant de pauses méditatives où, recroquevillé sur sa chaise, la tête dans les épaules, il s'extrait du présent de la représentation pour se retirer en lui-même, à la recherche d'un je-ne-sais-quoi.

Ses efforts d'adaptation continuels à un monde ne répondant pas à ses attendus, il les fait remonter à l'école maternelle où lorsque la maîtresse parlait à tout le monde, il n'était pas évident qu'elle s'adresse à lui. Les souvenirs sont comme des éclats venant faire effraction dans son univers présent. Ainsi de ce concerto de Vivaldi, écouté par sa mère enceinte et réifié par la présence hallucinée derrière lui d'un jeune trompettiste. Ou encore l'histoire d'un fils racontée par un psy, survivant grâce à un drôle de costume à longue queue, une "seconde peau" animale prenant forme humaine…

Et puis il y a ce secret, enfoui au plus profond des non-dits familiaux, qui va resurgir comme le ferait un suicidé exhumé de la fosse commune, invité à venir habiter l'autre scène au gré d'une étrange cérémonie expiatoire. Resurgit aussi de ce magma en fusion où se bousculent plusieurs strates d'âges différents, le dernier bloc carcéral de la Maison de rétention de Nanterre, le bloc 45, où la tenue marron et les sabots à semelles de bois et dessus en cuir des occupants des cellules revêtaient pour lui le réconfort d'être enfin mis "à l'abri"… "Même quand on ne trouve pas sa place, on finit par s'arranger", sauf que… La dernière interrogation, lancée comme un défi à la face du monde normé, résonne comme un appel humain, profondément humain.

© Grégoire Lavigne.
© Grégoire Lavigne.
Ainsi avec une pertinence aiguisée, l'acteur addict des rôles porteurs d'une inquiétante étrangeté (cf. "La Collection" d'Harold Pinter, jouée dans ce même lieu) se fait le porte-voix d'une existence ô combien troublante dont les échos ne sont pas sans trouver en chacun des résonances… Jusque dans l'écriture initiale de la metteure en scène qui, tel le médecin de son roman "Ceux des marais" auscultant à la fois l'intérieur et l'extérieur des êtres, s'emploie d'œuvre en œuvre à explorer les replis de l'âme humaine. Jusques et y compris dans les choix de cet article où ces thèmes de prédilection sont développés à l'envi.

Habité comme tout un chacun - même si chez lui un effet de loupe existe - par des obsessions récurrentes, tentant d'étayer une vie exposée autant à des dispositions génétiques singulières (l'homme a été qualifié d'"autiste Asperger") qu'à un environnement éprouvant des difficultés à accueillir des comportements non normés, son histoire "exemplaire" met en jeu les frontières d'une normalité toujours à questionner. L'humain - décidément - ne se donne pas à voir dans ses pleins, mais dans ses déliés. Fou à délier, tel pourrait apparaître in fine le cas de cet homme attachant, notre semblable "augmenté", faisant front à une assemblée réputée normale, la nôtre.

"Bloc 45, Témoignage"

© Grégoire Lavigne.
© Grégoire Lavigne.
Création 2022.
Texte : Virginie Barreteau.
Mise en scène : Virginie Barreteau.
Avec : Olivier Galinou.
Et les jeunes trompettistes : Sacha Cavero et Thibault Vignau (en alternance).
Création lumière : Véronique Bridier.
Par la Compagnie La Nageuse au Piano.
Durée : 1 h.

Ce spectacle fait partie de la programmation du festival Hors jeu/En jeu, de novembre 2022.

Du 10 au 13 novembre et du 17 au 20 novembre 2022.
Jeudi, vendredi et samedi à 20 h 30, dimanche à 16 h.
Le Lieu sans Nom, Bordeaux, 09 54 05 50 54.
>> lelieusansnom.fr

Tournée
Dates encore à définir.
Printemps 2023 : L'Avant-Poste, La Réole (33) ; La Luna Negra, Bayonne (64) ; Le Splendid, Langoiran (33).
Début 2024 : Théâtre d'Hendaye (64).

Yves Kafka
Jeudi 17 Novembre 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022










À découvrir

"Salle des Fêtes" Des territoires aux terroirs, Baptiste Amann arpente la nature humaine

Après le choc de sa trilogie "Des Territoires", dont les trois volets furent présentés en un seul bloc de sept heures à Avignon lors du Festival In de 2021, le metteur en scène se tourne vers un autre habitat. Abandonnant le pavillon de banlieue où vivait la fratrie de ses créations précédentes, il dirige sa recherche d'humanités dans une salle des fêtes, lieu protéiforme où se retrouvent les habitants d'un village. Toujours convaincu que seul ce qui fait communauté peut servir de viatique à la traversée de l'existence.

© Pierre Planchenault.
Si, dans "La vie mode d'emploi", Georges Perec avait imaginé l'existence des habitants d'un bâtiment haussmannien dont il aurait retiré la façade à un instant T, Baptiste Amann nous immerge dans la réalité auto-fictionnelle d'une communauté villageoise réunie à l'occasion de quatre événements rythmant les quatre saisons d'une année. Au fil de ces rendez-vous, ce sont les aspirations de chacun qui se confrontent à la réalité - la leur et celle des autres - révélant, au sens argentique d'une pellicule que l'on développe, des aspérités insoupçonnées.

Tout commence à l'automne avec l'exaltation d'un couple de jeunes femmes s'établissant à la campagne. Avec le montant de la vente de l'appartement parisien de l'une d'elles, écrivaine - appartement acquis grâce au roman relatant la maladie psychiatrique du frère qui les accompagne dans leur transhumance rurale -, elles viennent de s'installer dans une usine désaffectée flanquée de ses anciennes écluses toujours en service. Organisée par le jeune maire survient la réunion du conseil consultatif concernant la loi engagement et proximité, l'occasion de faire connaissance avec leur nouvelle communauté.

Yves Kafka
17/10/2022
Spectacle à la Une

"Qui a cru Kenneth Arnold ?" Une histoire à dormir… éveillé

Levant la tête vers le ciel, qui pourrait soutenir encore que le monde s'organise autour de la Terre centrale et immobile… depuis que Copernic et Galilée ont renversé magistralement la hiérarchie du système solaire, rejetant notre planète Terre - actrice décatie et déchue - au rang d'accessoire de l'étoile Soleil ? De même qui, de nos jours, pourrait être assez obtus pour affirmer que d'autres formes d'intelligences ne puissent exister dans l'univers… depuis que le GEIPAN (Groupe d'Études et d'Informations sur les Phénomènes Aérospatiaux Non-identifiés) a été scientifiquement créé pour démêler le vrai des infox entourant ces phénomènes ? Le collectif OS'O, la tête dans les étoiles (cf. "X", sa précédente création), s'empare de ce sujet ultrasensible pour apporter sa contribution… "hautement" artistique.

© Frédéric Desmesure.
Dans l'écrin du Studio de création du TnBA, une table avec, pour arrière-plan, un écran tendu plantent le décor de cette vraie fausse conférence sur les P.A.N. Mobilisant les ressources de la haute technologie - bricolée frénétiquement - un (vrai) acteur (faux) conférencier de haut vol, assisté d'une (vraie) actrice (fausse) scientifique coincée dans ses notes, et accompagné d'un (vrai) acteur complice, (faux) journaliste critique, incrusté dans les rangs du public, le maître ufologue va compiler les témoignages venus d'ici et d'ailleurs.

Sur le ton amusé des confidences, le conférencier introduit la session en livrant son étrange vision d'une nuit d'été où, à l'aube de ses quinze ans, à 23 h 23 précises, il fut témoin d'une apparition fulgurante alors qu'il promenait son chien sur une plage… Et, encore plus étranges, les deux heures qui suivirent et leur absence de souvenirs, comme s'il avait été "ravi à lui-même", enlevé par les passagers des soucoupes orange…

Suivent d'autres témoignages reposant eux sur des archives projetées. Ainsi, dans l'état du New Hampshire, du couple Betty et Barney Hill, témoignant "en gros plan" avoir été enlevé par des extraterrestres dans la nuit du 19 au 20 septembre 1961. Ainsi, au sud du Pérou, des géoglyphes de Nazca, photographies à l'appui montrant un système complexe de lignes géométriques seulement visibles du ciel… et ne pouvant avoir été tracées que par des extraterrestres…

Yves Kafka
09/02/2023
Spectacle à la Une

Dans "Nos jardins Histoire(s) de France #2", la parole elle aussi pousse, bourgeonne et donne des fruits

"Nos Jardins", ce sont les jardins ouvriers, ces petits lopins de terre que certaines communes ont commencé à mettre à disposition des administrés à la fin du XIXe siècle. Le but était de fournir ainsi aux concitoyens les plus pauvres un petit bout de terre où cultiver légumes, tubercules et fruits de manière à soulager les finances de ces ménages, mais aussi de profiter des joies de la nature. "Nos Jardins", ce sont également les jardins d'agrément que les nobles, les rois puis les bourgeois firent construire autour de leurs châteaux par des jardiniers dont certains, comme André Le Nôtre, devinrent extrêmement réputés. Ce spectacle englobe ces deux visions de la terre pour développer un débat militant, social et historique.

Photo de répétition © Cie du Double.
L'argument de la pièce raconte la prochaine destruction d'un jardin ouvrier pour implanter à sa place un centre commercial. On est ici en prise directe avec l'actualité. Il y a un an, la destruction d'une partie des jardins ouvriers d'Aubervilliers pour construire des infrastructures accueillant les JO 2024 avait soulevé la colère d'une partie des habitants et l'action de défenseurs des jardins. Le jugement de relaxe de ces derniers ne date que de quelques semaines. Un sujet brûlant donc, à l'heure où chaque mètre carré de béton à la surface du globe le prive d'une goutte de vie.

Trois personnages sont impliqués dans cette tragédie sociale : deux lycéennes et un lycéen. Les deux premières forment le noyau dur de cette résistance à la destruction, le dernier est tout dévoué au modernisme, féru de mode et sans doute de fast-food, il se moque bien des légumes qui poussent sans aucune beauté à ses yeux. L'auteur Amine Adjina met ainsi en place les germes d'un débat qui va opposer les deux camps.

Bruno Fougniès
23/12/2022