La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Adieu l’Ami... Hommage à Patrice Chéreau

La nouvelle de ta mort m’a surprise chez moi vers vingt-deux heures, lundi. Incompréhension, sidération, tristesse. Comme tout le monde. Un ami m’a appelée. Besoin de se répéter notre incrédulité. Tu m’as fait de la peine pour la première fois. Avec cette impression tenace d’avoir perdu un membre de ma famille...



Patrice Chéreau, "Coma" de Pierre Guyotat, mise en scène de Thierry Thieû Niang, Théâtre de la Ville, septembre 2012 © ArtComArt 2011 Tous droits réservés.
Patrice Chéreau, "Coma" de Pierre Guyotat, mise en scène de Thierry Thieû Niang, Théâtre de la Ville, septembre 2012 © ArtComArt 2011 Tous droits réservés.
Un frère, un demi-frère peut-être, plus âgé, plus doué, plus cultivé, plus intelligent. Un modèle.
Tu as toujours été dans ma vie, dans nos vies. Tu vas manquer à tous. Terriblement. C’est bien la première fois que tu viens à manquer aux autres. Toi qui as connu les déchirements des départs et des décès d’aimé(e)s. Je ne savais pas que tu étais malade. Tu nous as tellement bien parlé de toi, de nous, que nous ne savions plus que tu étais mortel.

Ce ravissement depuis longtemps, car nous partagions beaucoup avec toi. Et d’abord quelques passions (et dépendances), l’amour, l’art, le tabac, même pire parfois. Nous aussi aurions pu prendre le train pour Limoges (1) à destination de cette immense et sinistre propriété des Emmerich et du plus grand cimetière d’Europe - paraît-il. Comment va-t-on faire sans toi ?

Tu es entré dans ma vie dans les années quatre-vingts. Comme pour ceux de ma génération. Je ne sais plus si j’ai vu d’abord "L’homme blessé" au cinéma ou "La Chair de l’Orchidée" à la télévision - qu’on regarde beaucoup quand on vit en province (époque bénie où elle nous parlait clair avec Jacques Chancel, Bernard Pivot, le Ciné-Club du vendredi soir sur Antenne 2, tout Shakespeare sur la Trois le dimanche après-midi…). Ce doit être "La Chair de l’Orchidée" tout de même que j’ai vu en premier, en rediffusion (2).

Patrice Chéreau à Pessac © Tous droits réservés.
Patrice Chéreau à Pessac © Tous droits réservés.
En 1976, j’ai onze ans. Je ne sais pas encore que tu prépares un séisme en montant un Ring, la tétralogie wagnérienne à Bayreuth, grâce à l’intelligence de Pierre Boulez. Je ne sais rien, même pas que j’adorerai Wagner beaucoup plus tard. Et que j’achèterai les DVD de ces journées devenues mythiques, quatre journées brillantes, corrosives, révolutionnaires, bouleversantes. Tout ce que voulait Richard Wagner bien-sûr.

J’ai vu à la télé "Judith Therpauve" aussi, je ne sais plus exactement quand. C’était au siècle dernier. Ton nom était déjà fixé dans mon Panthéon personnel. En tout cas, c’est comme cela que je veux me souvenir. Un homme encore jeune, passionnant, que je trouvais beau avec son inquiétude. Et que nous étions prêts à suivre. Comme Simone Signoret (3), que tu as aimée comme nous évidemment, une de ces belles rescapées de la vie au visage tragiquement beau, après la beauté. Mais, toi, tu as eu le pouvoir de l’aider. Elle, comme tant d’autres après.

"Ceux qui m'aiment prendront le train" © Tous droits réservés.
"Ceux qui m'aiment prendront le train" © Tous droits réservés.
Tu as souvent dit que tu n'aimais pas le film que tu as tiré du roman de James Hadley Chase. Moi, je l’ai aimé, et beaucoup d’autres comme moi. Je ne l’ai pas revu depuis très longtemps mais je me rappelle nettement son atmosphère vénéneuse, l’immense Edwige Feuillère, déesse maléfique grandiose et un cinglé d’anthologie, François Simon, ce sosie parfait de Louis-Ferdinand Céline* (4). C’est cela aussi ton génie, savoir choisir et diriger des acteurs qui nous hypnotisent ou façonnent notre désir comme Miguel Bosé, Pascal Greggory, Charles Berling, Mark Rylance ou encore Bruno Todeschini - pour les femmes, d’autres feront la liste.

1983, "L’homme blessé". J’ai dix-huit ans. Un choc. Tu distribues le grand pharmakon népenthès, à nous les post-ados mal dans leur peau (un pléonasme). Même si nous, gens de Gauche, n’avons pas encore la gueule de bois. Moi, comme tous ces petits provinciaux et banlieusards, les yeux soudain élargis. Tous, homos et hétéros, fous amoureux de Vittorio Mezzogiorno, en transit dans une gare sordide, en rupture de nos familles. Comme excusés à l’avance des embrasements qui viendraient à leur heure, et les conneries qui vont avec. Toi nous consolant par avance du goût amer d’avoir déçu, avec tes beaux films fiévreux.

"La Reine Margot", Daniel Auteuil, Patrice Chéreau © Tous droits réservés.
"La Reine Margot", Daniel Auteuil, Patrice Chéreau © Tous droits réservés.
Les Amandiers à Nanterre et ton travail que je suis de loin, de ma province. Après Cocteau, Genet et Fassbinder, tu as magnifié la zone, la marge, les périphéries. Tu as révolutionné le langage dramatique et ainsi nous avons été encouragés à devenir nous-mêmes, avec l’amour des voix, des corps, des pas de deux et de côté, des chutes. Je n’ai pas adoré Koltès comme toi. Ce n’était pas grave. Tu as imposé ses pièces singulières. J’ai vu ta reprise de "La nuit juste avant les forêts" avec Romain Duris en 2011 à l’Atelier. Une soirée caritative pour soutenir l’association de développement "Action directe Sahel" en Afrique créée par François Koltès, en mémoire de son frère. J’ai compris. Tu continuais à nous éclairer le chemin. C’était une promesse, nous t’avions rejoint dès que nous avions été libres.

Les années fin de siècle ? Magnifiques et affreuses. Tu en parlais dans tes pièces, tes films. Miracle de se voir grandis et absous pour les spectateurs, à travers des personnages et des histoires qui ne sont pas les siennes. Universelles, tout simplement. "La Reine Margot" sublime, un des plus beaux rôles d’Isabelle Adjani, surnaturellement belle. La guerre fait rage en Europe, à l’Est, et au Moyen-Orient, partout autour de nous. Dans ton univers, l’amour, les étreintes, les heurts, la mort forment une danse macabre parfois épique. Et toujours lyrique. Car c’est cela que j’adore chez toi, ton Lyrisme (que ceux qui ne te comprennent pas appellent "hystérie", une erreur).

© Tous droits réservés.
© Tous droits réservés.
Une amie me parlait alors avec mépris de ta "bande", la "bande à Chéreau" qui entraînerait "l’Adjani" par les grands fonds - disait-elle avec une petite grimace. Peut-être. Cette bande, nous voulions tous en être, et c’est tout. Avec le nouveau millénaire, tu nous offres "Intimité" et ce ne sont pas seulement des caresses volées à des inconnus que tu filmes encore, presque clandestin, à Londres. Géniale impudeur, forgée aux confins des mondes de Hanif Kureishi et Francis Bacon (comme toujours). Le superbe "Prick up your ears" (1987) de Stephen Frears n’existerait pas sans toi. Sans parler de tous les autres.

Les derniers films, je les ai moins bien aimés. Mais je ne t’ai jamais perdu de vue. Cette "Gabrielle" adaptée d’un Joseph Conrad mineur, "Son frère" et "Persécution" ne me sont plus magiques alors. Ce n’est pas grave. Tu réinventes "Phèdre" aux Ateliers Berthier en 2003 et je suis là à chaque rendez-vous. Nous sommes tous là. Tu ressuscites la Grèce antique rêvée par Racine et met en scène les névroses inhérentes à la famille (ton sujet de prédilection, toutes les familles même celles qu’on se fabrique, comme dans "Hôtel de France" en 1987). Tu passes un peu à côté de "Tristan" à la Scala en 2007. Il y a eu avant Olivier Py et c’est lui qui a tout compris. Ce n’est vraiment pas souvent que tu as été trouvé en situation d’être surpassé.

Pas grave. Il y aura d’autres diamants bruts. Comme cette "Elektra" de Richard Strauss au festival d’Aix-en-Provence cet été. Nous ne savions pas que tu disais pour la dernière fois ce que tu as toujours répété sur les familles ; les Atrides forcément comme matrice de toutes les autres. Nous serons frustrés d’un "Comme il vous plaira" à l’Odéon en 2014. Sans toi, ce ne sera plus du tout pareil.

On dit depuis la nuit de lundi que tu as rejoint tes amis, tes amants, ta famille. Peut-être. Mais nous, nous voilà brutalement orphelins et bien démunis. Et tout à coup singulièrement seuls. Adieu l’Ami.

Notes :
(1) "Ceux qui m’aiment prendront le train" (1998).
(2) "La Chair de l’Orchidée" (1975).
(3) "Judith Therpauve" (1978).
(4) Voir son rôle de clodo aux chats dans le film de Yves Boisset, "La Femme flic".


La captation de l’opéra de Richard Strauss, "Elektra", mis en scène par Patrice Chéreau à Aix-en-Provence en juillet 2013, est en accès libre sur le site >> liveweb.arte.tv

Christine Ducq
Lundi 14 Octobre 2013

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024