La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Envisager, espérer une humanité réconciliée avec elle-même et sa représentation

"Les Derniers Jours de l'humanité", Théâtre du Vieux-Colombier, Paris

"Cette guerre (à) nous imposée devra continuer même après la paix..." "Les spartiates expédiaient leurs crétins au sommet du Taygète, nous, nous les plaçons au sommet de l'État, où ils sont irresponsables..."



© Christophe Raynaud de Lage/Collection Comédie-Française.
© Christophe Raynaud de Lage/Collection Comédie-Française.
Écrite entre 1915 et 1919, "Les Derniers Jours de l'humanité " suit au fil des jours la guerre vue du côté autrichien. L'auteur Karl Kraus, écrivain et journaliste viennois, compile, rassemble, agence "les conversations (qui nous paraissent) les plus invraisemblables (qui) ont été tenues mot pour mot. Les faits décrits se sont réellement produits, les inventions les plus criardes sont des citations ; la chronique a reçu une bouche, de grandes phrases sont plantées sur deux jambes - et bien des hommes n’en ont plus qu’une…".

L'œuvre donne à voir une foule de personnages mais ne comporte pas de héros. L'action est éclatée en centaines de tableaux immuablement bellicistes. Tous les personnages prononcent des paroles définitives à l'emporte-pièce d'une insondable et invraisemblable bêtise rétrospective. Ils regardent et ne voient pas les blessés, les folies, la défaite. Les mots sont virulents, âpres, violents, corrosifs. Alors que la défaite avance dans les faits, la victoire perdure dans les têtes.

Le texte donne accès à l'opinion publique et cela est à désespérer de l'humanité.
C'est pourquoi l'auteur use de toute son énergie et des ressources polémiques pour déciller les yeux de ses contemporains chauffés à blanc par la propagande et aveuglés par les mensonges de masse.

© Christophe Raynaud de Lage/Collection Comédie-Française.
© Christophe Raynaud de Lage/Collection Comédie-Française.
"Les Derniers Jours de l'humanité" est un sommet de la littérature de témoignage militant qu'il faut savoir découvrir.*

De cette œuvre fleuve, le metteur en scène David Lescot ne retient que quelques scènes choisies en fonction de l'avancée de la guerre et de la fausseté du regard porté sur les événements. Traitées sous une forme cabaret de tradition absurdiste, elle fonde l'inanité des personnages par leur outrance même.

À la manière d'un leitmotiv, alors que les faits décrits pourraient contredire les triomphes proférés, immutable, le jeu est rythmé par le retour périodique de saynètes dont les dialogues ne varient jamais. La version de David Lescot, stylisée et distanciée, privilégie le sens du dérisoire plutôt que du comique ou du drame. Économe de ses effets, elle se présente comme une réduction scénique, un concentré de théâtre.

En conséquence, le rire moqueur auquel pourrait céder un spectateur superficiel est vite étranglé par un dispositif et un jeu qui stimule sa conscience critique.

© Christophe Raynaud de Lage/Collection Comédie-Française.
© Christophe Raynaud de Lage/Collection Comédie-Française.
La violence des mots de l'auteur est remplacée en contre-point par celle d'images tirées des archives cinématographiques (la plupart françaises). Dans cette confrontation de l'image d'archives et de l'image théâtrale, (toutes deux accompagnées par un pianiste à la musique qui désagrège les tonalités), le spectateur mesure les réalités de la névrose de guerre et des blessures physiques, l'infantilisme criminel, la bêtise méchante des protagonistes, la profondeur abyssale du déni de la défaite pourtant inexorable.

Dans ce choix de mise en scène, économe des effets de théâtre, la charge de la révélation du mensonge des mots est confiée à la forme théâtrale. Fidèle en cela à Karl Kraus.

En bateleur, faussement modeste, pédagogue insistant du sens, Denis Podalydès prend la position du conteur, monte à l'avant-scène ou disparaît avec ses comparses en ombres derrière le mur d'images. Porte-parole, il s'inscrit à la charnière de mondes de la représentation et s'efface. Laissant à la jeune Pauline Clément le soin d'évoquer plutôt que de les décrire ou de les jouer, lors de la scène finale, les malheurs de la guerre. De laisser transparaitre, par l'empathie qui se dégage, comme une possibilité de l'être.

David Lescot propose en ce théâtre comme le ferment d'une humanité réconciliée avec elle-même et sa représentation.

Note : Le spectateur, en accompagnement des "Derniers Jours de l'humanité", peut lire le livre de l'historien Marc Ferro, "L'aveuglement - Une autre histoire de notre monde".

"Les Derniers Jours de l'humanité"

Texte : Karl Kraus.
Traduction : Jean-Louis Besson et Heinz Schwarzinger.
Conception et mise en scène : David Lescot.
Collaboratrice à la mise en scène : Charlotte Lagrange.
Avec : Sylvia Bergé, Bruno Raffaelli, Denis Podalydès, Pauline Clément.
Pianiste : Damien Lehman.
Scénographie : Alwyne de Dardel.
Costumes : Sylvette Dequest.
Lumières : Laïs Foulc.
Vidéo : Serge Meyer.
Conseiller artistique aux images d’archives : Laurent Véray.
Maquillages et coiffures : Catherine Nicolas.
Assistante aux costumes : Magali Perrin-Toinin.
Durée : 1 h 45.

Du 27 janvier 2016 au 28 février 2016.
Mardi à 19 h, mercredi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 h.
Théâtre du Vieux-Colombier, Paris 6e, 01 44 39 87 00/01.
>> comedie-francaise.fr

Jean Grapin
Mercredi 3 Février 2016

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024