La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Bernarda Fink chante Mahler et Wolf à Royaumont

Le Festival de Royaumont a accueilli pour la première fois la grande Bernarda Fink pour son édition 2016. Dans un récital intitulé "Une vie en lieder", la mezzo argentine accompagnée au piano par son vieux complice Anthony Spiri a chanté magnifiquement des extraits de recueils de Gustav Mahler et de son contemporain et malheureux rival, Hugo Wolf.



© DR.
© DR.
Alors même qu'elle encadrerait une formation professionnelle de chant dans la belle abbaye cistercienne de Royaumont, justement consacrée à Gustav Mahler les jours suivants, la mezzo Bernarda Fink offrait un récital intense quoique bref (une heure au lieu de l'heure et demie prévue). Un concert au programme logiquement quelque peu bouleversé : trois œuvres de jeunesse et les cinq Rückert-Lieder (en lieu et place des "Kindertotenlieder" et de quatre chants des "Lieder eines fahrenden Gesellen") de Gustav Mahler associés à un aperçu de l'art renommé de Hugo Wolf dans le genre du lied avec ses "Spanisches" et "Italianisches Liederbuch". Après tout, on n'entend guère Hugo Wolf en France (et c'est dommage), on se console vite du changement.

Autre programme, autre propos dans un voyage existentiel en lieder débutant par "Im Lenz" et "Winterlied" de celui qui n'est pas encore le maître de l'Opéra de Vienne (puisque composés en février 1880) et dédiés à l'amour de jeunesse de Mahler, Josephine Poisl, la fille du maître des postes d'Iglau.

© DR.
© DR.
Extraits des "Lieder und Gesänge aus des Jugendzeit" publiés en 1885, ils mettent déjà en scène le double du musicien, ce "rêveur en plein jour" (1) et sa méditation sur la fugacité du bonheur - les premiers connus de l'œuvre malhérienne. Bernarda Fink livre instantanément l'interprétation juste, suivant en cela l'injonction du compositeur : "Il me faut pour cela la voix et la simplicité d'expression d'un enfant".

Puis place à sept lieder d'Hugo Wolf, l'ami et camarade de conservatoire à Vienne de Mahler - avant la brouille due au refus de celui qui est désormais directeur du Hofoper de monter son opéra "Der Corregidor". Destinée tragique que celle de Wolf, mort fou et interné à quarante-deux ans, non sans avoir laissé au monde quelque trois cents lieder exceptionnels.

Avec ces chants sacrés et profanes composés entre 1889 et 1891 pour les "Spanisches Liederbuch", 1892 et 1896 pour les "Italienisches", l'inspiration est celle du sud, tour à tour légère ou angoissée. Composés sur des poèmes de grands tels Lope de Vega ou Cervantès, des rispetti toscans et des chansons folkloriques espagnoles ou italiennes (avec des textes traduits en allemand au début du XIXe siècle), ces lieder exaltent l'amour maternel ou la foi, la douleur ou la sensualité. Le piano d'Anthony Spiri et la voix de velours fin de la mezzo réussissent la fusion magique idoine en de raffinées lignes mélodiques, tissées de toutes les nuances des sentiments.

Retour en terres malhériennes avec un "Frühlingmorgen" de jeunesse suivi de deux chants célébrissimes issus des "Knaben Wunderhorn" (2). Après le terrible "Das Irdische Leben" (La vie terrestre) qui donne le frisson, Bernarda Fink transporte les auditeurs avec "Das himmlische Leben" (3) dans le paradis d'un chant parfait. Des auditeurs qui sont prêts alors pour le grand saut dans les cinq "Rückert-Lieder" (composés entre 1901 et 1902, peu après le mariage avec Alma Schindler) chantés dans un ordre choisi par Fink pour souligner le passage des plaisirs de la terre à la dissolution dans le grand Tout - un récital conclu magistralement avec "Um Mitternacht" ("À minuit") et le sublime "Ich bin der Welt abhanden gekommen" (4), méditation admirable comme un saut dans l'infini.

Émotion de haut-vol, sensibilité à fleur de peau, concentration extrême, variété des climats, la chanteuse (avec une intime connaissance de ces œuvres qu'elle a gravées au cd) appelle tous les éloges (malgré une moindre longueur de souffle que d’antan), bien servie par la science du pianiste américain.

(1) Les citations des écrits de Mahler sont extraites de la somme que Henri-Louis de la Grange a consacrée au compositeur (Éditions Fayard).
(2) D'après l'anthologie de poèmes populaires réunis par Arnim et Brentano à l'aube du XIXe siècle.
(3) "La vie céleste". Un lied bientôt retiré du cycle par Mahler pour devenir le mouvement final de sa 4e symphonie.
(4) "Je me suis détaché du monde". Des manuscrits autographes de trois des "Rückert-Lieder" sont conservés dans la collection Henri-Louis de la Grange, en dépôt à la Médiathèque musicale Mahler de Paris.


Concert vu le 10 septembre 2016.

Du 27 août au 9 octobre 2016.
Abbaye de Royaumont.
Asnières-sur-Oise (95).

Programme complet et réservations :
Tél. : 01 30 35 58 00.
>> royaumont.com

Christine Ducq
Jeudi 15 Septembre 2016

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024