La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Concerts

Pierre Thilloy, compositeur voyageur

Alors que la seconde édition de son festival Les 2 Mondes s'achevait par une soirée intitulée "Voyage symphonique" où était créée la nouvelle version de son œuvre controversée "Khojaly 613", nous avons rencontré le compositeur pour un entretien sans tabous. Pour la première fois depuis son éviction de la direction artistique de l'Orchestre Lamoureux, Pierre Thilloy est sorti de son silence pour revenir sur un passé encore amer mais aussi pour nous parler de ses projets d'avenir.



© DR.
© DR.
Si Pierre Thilloy est un compositeur très demandé à l'étranger, il semble curieusement ignoré en France. Celui-ci assure être soutenu par la diplomatie française, mais curieusement écarté des commandes institutionnelles. Selon lui, rien n'a vraiment changé depuis Louis XIV et Colbert, seul un art officiel est soutenu - auquel il se sent étranger.

Il vient d'écrire une pièce à la demande de Belém au Brésil, pour le quatre-centième anniversaire de la ville, "Saudades de Belém", et un livre "Les Neuf Mondes", publié en Norvège. Ce fin connaisseur du Caucase et du Nouveau Monde, amateur de dessin et de calligraphie, voyage beaucoup à la rencontre de ces autres cultures dont il est friand. Le chef Nicolas Krauze, à la tête de son orchestre Nouvelle Europe, créera par ailleurs en octobre prochain le premier volet de son nouveau triptyque, dont le premier volet s'intitule "Duel".

La vie ne s'est donc pas arrêtée au mois de mars 2016 pour Pierre Thilloy quand le communiqué de l'Orchestre Lamoureux est tombé, annonçant la rupture anticipée de son contrat de directeur artistique, signé à peine quelques mois auparavant. Ce que le compositeur considère comme une "injustice" et qui l'a blessé profondément (il songe d'ailleurs à apporter à ce licenciement une réponse).

En ce samedi gris et frais à Mulhouse, la dernière journée de son festival programme une rencontre avec les artistes du jour, trois concerts dont un soirée où l'orchestre de la ville jouera Samuel Barber, Khayyam Mirzadeh, W. A. Mozart, Darius Milhaud et sa nouvelle version de "Khojaly 613". Un Orchestre symphonique de Mulhouse qui montrera d'ailleurs sa vaillance et un total engagement au Théâtre de La Sinne pour ce concert.

© DR.
© DR.
Ce troisième opus de "Khojaly 613" est une œuvre impressionnante dans le droit fil de l'inspiration de sa dernière symphonie "Exil" (1), une fresque à la mémoire des morts du massacre survenu dans le Haut Karabagh à la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan en 1992. Une œuvre déprogrammée justement la saison dernière, sur fond de tollé des organisations arméniennes et de conflit avec les instances dirigeantes des Lamoureux.

Ceux-ci ne voulant en donner qu'un extrait - ce que le compositeur avait expressément refusé car la dénaturant (2). L'Azerbaïdjan, autre fruit de la discorde ? C'est une des questions posées au compositeur, suspecté par certains d'être un ambassadeur un peu trop actif de cette ex-république soviétique, tenue d'une main de fer par un président qui n'a pas hésité à modifier la constitution de son pays pour se maintenir au pouvoir (3).

Christine Ducq - Qu'avez-vous à répondre à ceux qui vous reprochent d'être trop proche de l'État Azéri et quelle est la nature de vos relations avec la Fondation Heydar Aliyev (4) ?

Pierre Thilloy - Cette fondation est celle de la Première Dame qui soutient toutes les initiatives visant à faire connaître la culture de son pays, donc l'action que je mène. J'ai été longtemps en résidence en Azerbaïdjan (mais aussi en Ouzbékistan) et je suis tombé amoureux de ce pays, de sa culture et de son peuple. Beaucoup d'artistes et de compositeurs azéris sont devenus des amis et je veux les faire connaître. De même que je m'emploie à faire connaître des artistes d'autres pays. Je remarque avec beaucoup d'étonnement que seuls les artistes azéris semblent poser problème.

© DR.
© DR.
Ne vous reproche-t-on pas le fait que l'Azerbaïdjan soit une dictature ?

Pierre Thilloy - Je ne sais pas. Il faudrait visiter ce pays avant d'affirmer une telle chose.

Il est de notoriété publique que les élections sont truquées.

Pierre Thilloy - Je m'occupe de culture et ne fais pas de politique.
La Fondation Heydar Aliyev me soutient depuis deux ans dans mon action mais rien de plus : elle n'a pas acheté ma conscience et ne me donne pas d'ordres. Je suis entièrement libre. Durant mon mandat à l'Orchestre Lamoureux, la fondation sponsorisait l'orchestre pour faire connaître la musique magnifique de son pays. Elle continue à me soutenir sur ce même projet mené depuis seize ans.

Ce soir est programmée une œuvre d'un de mes amis compositeurs, Khayyam Mirzadeh. C'est un vieux et merveilleux monsieur qui m'a fait découvrir la richesse musicale azérie. Je suis donc heureux de faire connaître aujourd'hui son très beau "Concerto Grosso". Ce n'est donc en rien un enrichissement personnel. Je rembourse comme tout le monde le crédit de mon appartement. Pour ma commande brésilienne, va-t-on aussi affirmer que j'ai des actions chez Petrobras ? C'est ridicule. Ce système de soutien financier dans la culture est courant, et on ne me le reproche qu'à moi ?

© DR.
© DR.
J'ajouterai que si des "dictatures" se mettent à sponsoriser la culture, sont-ce vraiment des dictatures ? L'Azerbaïdjan est sans doute un état autoritaire, mais a-t-il le choix étant donné son implantation géographique ?

Les attaques dont j'ai fait l'objet il y a quelques mois - j'aurais vendu l'Orchestre Lamoureux à l'Azerbaïdjan - sont des bêtises non fondées. Mon rêve serait d'avoir sur un même plateau des artistes de tous les pays, y compris ceux dont les états sont en guerre actuellement, pour mettre en évidence les passerelles entre nos cultures.

Dans quelles conditions avez-vous composé "Khojaly 613" qui a été la source de bien des polémiques ?

Pierre Thilloy - C'est le nom d'un village où a eu lieu il y a vingt-cinq ans un massacre. J'ai vu en 2001 une exposition de photographies à Bakou. Sur l'une d'elles, le grand M. Rostropovitch jouait dans un camp de déplacés azéris (5). Ces derniers étaient des réfugiés, exilés de la région de Haut Karabagh, occupée par l'Arménie. J'avais trente-et-un ans et cette souffrance m'a bouleversé. Mes amis, très discrets sur cet événement malgré une évidente blessure non refermée, ont fini par m'en parler. Beaucoup avaient perdu un proche. J'ai attendu 2013 pour en faire une œuvre. Il me semble qu'il faut parler de cette tragédie inconnue en Occident, si on veut que la paix soit un jour possible là-bas.

© DR.
© DR.
Et je veux affirmer avec force qu'ériger une stèle musicale aux victimes azéries n'oblitère en rien mon respect pour les Arméniens. Il ne s'agit pas de condamner qui que ce soit - je laisse aux politiques et à la justice le soin de faire leur travail. J'aime aussi la culture arménienne que je connais bien.

Parlez-nous de cette nouvelle version. La troisième, n'est-ce pas ?

Pierre Thilloy - Pour moi l'essentiel est que cette pièce émeuve l'auditoire. La première version était prévue pour un petit orchestre à cordes, une percussion, un violon et un balaban (un instrument semblable au duduk arménien).

La seconde version était destinée à un quatuor à cordes, un violon et une clarinette. Ce soir, c'est la création mondiale d'un troisième opus avec un gros orchestre symphonique et les mêmes solistes. J'y pensais dès l'origine car j'aime obtenir un son puissant, une énergie tellurique. C'est une épopée qui retrace en une demi-heure et en trois mouvements mes impressions en découvrant cette histoire. C'est la violoniste Sabina Rakcheyeva qui l'interprète avec le clarinettiste Alain Toiron, soliste talentueux de l'Orchestre symphonique de Mulhouse.

© DR.
© DR.
Quelle est l'identité de votre festival ?

Pierre Thilloy - Je veux me faire passeur de cultures que nous ignorons souvent totalement. L'an prochain, le pays au centre de la manifestation sera le Brésil, qui dialoguera avec l'Azerbaïdjan et l'Asie Centrale. C'est bien pour cela que j'ai choisi Darius Milhaud ce soir avec son "Bœuf sur le toit" - une œuvre écrite au retour de son mandat comme attaché culturel sous les ordres de Paul Claudel au Brésil. Diplomatie et culture, pour moi c'est une vision d'avenir.

Notes :
(1) Voir l'article "Pierre Thilloy… compositeur sorcier"
(2) Les motifs ayant entraîné le licenciement du compositeur sont essentiellement une interview datée du 25/01/2016 dans "News Tank Culturel" mettant en cause les tutelles publiques de l'orchestre, des conflits avec certaines personnalités des instances dirigeantes (source : courrier reçu par P. Thilloy que nous avons pu voir).
(3) Voir www.diplomatie.gouv.fr
(4) Fondation de la femme du président d'Azerbaïdjan.
(5) L'Azerbaïdjan a une population de 9,4 millions d'habitants dont près d'un million de personnes déplacées. 20% de son territoire est occupé malgré quatre résolutions de l'ONU (Source : ONU).

Le Festival des 2 Mondes a eu lieu du 14 au 17 septembre 2016.
Prochaine édition : mi-septembre 2017.
>> Info festival.

Christine Ducq
Mercredi 28 Septembre 2016

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024