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Avignon 2022

•Villeuneuve en Scène 2022• "Héroïne" Les yeux (dé)bandés de la Justice… immersion en milieu justiciable

L'héroïne, dans ce puzzle des juridictions appelées à juger les délits, est… une avocate. La metteuse en scène, Périne Faivre, l'a choisie comme on élit une amie de cœur. Pendant plus d'un an, à raison d'une semaine par mois, elle l'a accompagnée dans les différents tribunaux où elle avait affaire, découvrant ainsi "de l'intérieur" ce qui se jouait entre ces murs imposants. Carnet de bord en mains, accompagnée d'une troupe de complices, elle va donner à voir - comme dans un kaléidoscope géant - des fragments de (dis)cours judiciaires.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Quatre heures et demie durant, sur le parvis de l'abbatiale Sainte-Croix de Bordeaux où des bancs (de justice) avaient été disposés, les visiteurs (ainsi dénomme-t-on les spectateurs de salles d'audience) expérimenteront in vivo la vie "ordinaire" de ces lieux de justice marqués par un va-et-vient incessant, un brouhaha étourdissant. Dans un décor à ciel ouvert, afin que la justice des Hommes soit dite et entendue par tout un chacun, les cris et chuchotements inscrits à l'ordre des jours se succèderont à un rythme soutenu, croquis de justice à l'appui, programme entrecoupé de pauses dansées convoquant la force expressive du Krump.

Si le projet mis en acte atteint sans conteste l'objectif annoncé en ouverture de séance - rendre compte au plus près de l'effervescence judiciaire et de l'implication humaine de celles et ceux qui la servent -, la dramatisation artistique n'étant pas une préoccupation première, le "spectacle" pourrait paraître un peu répétitif… Mais comment pouvoir éviter la répétition quand on sait qu'elle est au centre même des affaires traitées, avec son triangle immuable de participants éconduits (migrants - manifestants - délinquants), peuple élu des tribunaux réservant une place de choix aux démunis…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Ainsi, le vrai faux Tribunal, réuni ce soir dans le cadre du Festival des arts et de la parole "Chahuts", recrée, incarnées à vue par onze acteurs et actrices, les minutes de scènes singulières ayant valeur d'instantanés à valeur symbolique… Du dealer récidiviste des cages d'escalier, jeune des cités populaires victime lui-même de l'exclusion et bénéficiant des minima sociaux (ainsi que d'une avocate convaincante), Périne Faivre apprend qu'une bonne plaidoirie ne fait pas nécessairement le verdict, pas plus que le Procureur ne fait le jugement.

Un autre jour, aux Affaires familiales, au milieu des engueulades de couples en furie et d'un autre s'embrassant à pleine bouche, une femme sombre dans le déni des violences de son conjoint, répétant inlassablement en boucle : "Mes enfants, je les protège". Étonnement de voir les avocats feindre d'accepter la version donnée, le désir de la plaignante apparaissant alors plus fort à leurs yeux que les raisons de la Justice des Hommes. Au Tribunal pour Enfants, un ado de quinze ans et sa mère en pleine guerre intrafamiliale, elle demande que l'on lui retire ce fils ingérable. Entre eux, une éducatrice tente de rétablir le lien…

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Accompagnés alors d'un accordéon, une danseuse et un danseur de Krump - cette danse non violente des quartiers pauvres de Los Angeles, exprimant au-delà de la rage des visages le désir de jouissance - se lancent dans un battle épique, faisant baisser pour un temps la pression. Nouvelle audience, celle de la Chambre d'Instruction. Un homme, ayant écopé de trente ans pour assassinat de sa femme retrouvée dans un bain de sang, fait appel du jugement. Une femme jurée - devenue depuis son épouse - témoigne, visage extatique, de la fascination qu'elle éprouve pour celui qui aurait dû être acquitté… si ce n'avait été un Président retournant comme une crêpe les jurés. À quoi tient la liberté d'un prévenu ?

Au Tribunal Administratif, défendue par une avocate anarchiste venant plaider à vélo et en baskets, comparaît un jeune-homme originaire d'Afrique. Le juge doit statuer sur la décision du préfet ordonnant sa reconduite dans son pays d'origine pour absence de titre de séjour. La terreur passe dans ses yeux à chaque fois que le mot "Soudan" est prononcé par le juge. Mais, si poli soit le prévenu, sa demande est rejetée sans qu'apparemment il en saisisse la portée… De même, trois autres prévenus dans une cellule, l'un demandant avec insistance la permission de se rendre aux toilettes. Refus catégorique des policiers en faction. La vie des hommes suspendus au bon vouloir de ceux qui représentent la Loi. À qui revient la faute ?

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Scènes de la vie judiciaire se juxtaposant les unes aux autres, entrecoupées de battles saisissants comme ceux des avocats prêtant serment ou de tableaux vivants à valeur plus récréative. Parmi les spectacles offerts par cette cour "des miracles", on citera encore cette mère venant chercher de l'aide auprès d'une avocate, des policiers ayant refusé de prendre sa plainte contre son ex (policier) coupable d'attouchements sexuels sur leurs filles. Ou bien encore cette manifestante Gilet Jaune criant qu'elle a trouvé sur un rond-point - son rond-point ! - le droit à la parole qui lui avait de toujours été confisqué ; alors elle supplie le juge de ne pas la frapper… d'interdiction de manifester, sa vie tout entière en dépend.

Grandeurs et misères des justiciables, dévouement avéré des serviteurs de justice, tout ce monde défile à la barre dans une agitation à la hauteur des enjeux et, sans conteste, représentative du perçu engrangé par la metteuse en scène de cette "justice-réalité". Cependant, malgré l'intérêt de cette longue immersion en milieu tempéré par un regard que l'on sent d'emblée bienveillant, on reste un peu sur sa faim… En effet, la multiplication des scènes de justice, si pertinentes soient-elles, se fait au détriment d'un questionnement qui vient à manquer.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
La justice des hommes pourrait-elle échapper à l'ordre de la société qui la crédite ? N'est-elle pas avant tout l'outil rendu nécessaire au maintien d'équilibres sociétaux qui eux n'ont pas toujours à voir avec la pure équité ? L'empathie de la metteuse en scène pour son objet d'étude est palpable… jusqu'à, peut-être, lui bander insensiblement les yeux.

Vu le mardi 14 juin 2022, place Renaudel à Bordeaux, dans le cadre de "CHAHUTS - arts de la parole et espace public" qui s'est déroulé du 8 au 18 juin 2022, Quartier Saint-Michel et au-delà de Bordeaux.

"Héroïne, une épopée au cœur d'un tribunal"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Texte : Périne Faivre.
Mise en scène : Périne Faivre.
Composition, scénographie, construction : Renaud Grémillon.
Collaboration artistique, Nicolas Fayol.
De et avec : Kevin Adjovi-Boco (danseur krump, comédien), Antoine Amblard (comédien), Caroline Cano (comédienne), Sophia Chebchoub (comédienne), Périne Faivre (comédienne), Renaud Grémillon (musicien, comédien), Florie Guerrero Abras (comédienne), Daiana Migale (danseuse krump, comédienne), Moreno (performeur plastique, comédien), Maril Van Den Broek (comédienne).
Régie son, construction : Jule Vidal.
Costumes : Anaïs Clarté.
Sound designer : Yoann Coste.
Experte sur l'écriture en lien avec le monde judiciaire : Laure Dilly-Pillet.
Assistante création : Florie Guerrero Abras.
Collaboratrice à l'écriture : Caroline Cano.
Par Les Arts Oseurs.
Durée : 4 h (avec entracte).
À partir de 12 ans.

•Villeuneuve en Scène 2022•
Du 9 au 21 Juillet 2022.
Tous les jours à 20 h (relâche les 15 et 18 juillet).
École Montolivet, Villeneuve-lès-Avignon (30).
>> festivalvilleneuveenscene

Tournée
2 et 3 juillet 2022 : Pronomades en Haute-Garonne, Centre national des arts de la rue et de l'espace public (Cnarep), Encausse-les-Thermes (31).
Du 9 juillet 2022 au 21 juillet 2022 : Festival Villeneuve en Scène, Villeneuve-lez-Avignon (30).
29 et 30 juillet 2022 : Spectacles de Grands Chemins en Haute-Ariège, Ax-les-Thermes (09).
17, 18 et 19 août 2022 : Festival international de théâtre de rue, Cnarep Le Parapluie, Aurillac (15).
15 septembre 2022 : Cnarep Le Moulin Fondu et ART'R, Garges-lès-Gonesse (95).
23, 24 et 25 septembre 2022 : Cnarep Quelques p'Arts..., Annonay (07).
15 octobre 2022 : Les Maynats, Pouzac (65).

Yves Kafka
Jeudi 23 Juin 2022

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À découvrir

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023