La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Rome, Venise et Calcutta désert(s)" Une chambre claire nommée désirs…

Un dispositif tout de blanc tendu, une table, trois chaises et trois comédiens, vêtus eux aussi de blanc comme dans le cinéma de Marguerite Duras. Ils sont attablés en quête de mots et images tissant une œuvre hybride. Trois personnages en quête de metteur en scène. Marguerite Duras, Yann Andréa et Elle, la littérature, tant il est vrai que pour les deux premiers il ne pouvait y avoir échanges que par l'intermédiaire d'un tiers… En l'occurrence, celui qui les réunit tous trois sur le plateau de L'Atelier des Marches, Arnaud Poujol, sait de quoi il voudrait parler… Donner à voir l'indicible au cœur de l'œuvre de M. D. pour tenter d'en délivrer l'essence.



© Clémence Poujol.
© Clémence Poujol.
Si dans "La Chambre Claire", Roland Barthes s'interroge sur la spécificité de la photographie identifiée à un mode de représentation "objectif", le dispositif immaculé choisi ici par le metteur en scène immerge dans une subjectivité assumée, la sienne. Passionné par l'œuvre de Marguerite Duras, il se propose, en quatre parties reliées par le fil rouge d'un inconscient omniprésent, de pénétrer comme par effraction à l'intérieur de ce monument pour en faire vibrer les résonances.

Des quatre parties du projet ("Roma", "Je dis Elle", "Ravissement à S.Thala", "Son Nom de Venise dans Calcutta désert"), nous verrons ce soir la deuxième et quatrième, soit les deux tiers en temps, ceci étant une étape de travail - déjà fort aboutie - avant la création prévue en 2023. Le comédien et les comédiennes conviés au plateau ont ceci de particulier que, tant leur "inquiétante étrangeté" est grande, ils pourraient être sortis tout droit d'une page de "Cet-amour-là" de Yann Andréa, d'"Écrire", du "Vice-consul", de "Lol V Stein" ou encore d'un plan-séquence d'"India Song" de Marguerite Duras.

Tout commence par une plongée dans l'univers quotidien de M. D. aux Roches Noires où, autour de verres de vin (un rituel), les deux noms de plume (Marguerite Duras et Yann Andréa) s'adonnent à leur jeu favori. Dire et redire la solitude essentielle, les digressions autour de l'écriture, "cette sauvagerie d'avant la vie", et leur amour, lui, à ne surtout pas se dire.

© Clémence Poujol.
© Clémence Poujol.
Yacine Sif El Islam (l'acteur), dont le prénom partage avec Yann Andréa la même initiale, délivre dans son corps-à-corps avec le texte "la vérité" de cette relation torturée liant deux êtres autour de leur passion commune, l'écriture. Lui, son secrétaire entièrement soumis à la lutte menée avec les mots qui se bousculent, qui la bouscule, amant aimant jusqu'à la déchirure. Elle, les soixantaines rugissantes, hurlant la haine de ce jeune homme et le refus de son existence souhaitée pourtant contre vents et marées.

Leur réconciliation… une de plus, autant que de ruptures. Et cette adresse poignante de l'écrivaine (superbement, elle aussi, incarnée par Aline Le Berre et son double, Élise Servieres) : "M'aimez-vous ? Si je n'étais pas Duras, m'auriez-vous regardée ?". Notre vision alors se trouble… Par le dédoublement des actrices, se superposent M. D. et la jeune fille de quinze ans et demi que son amant chinois, sur les rivages du Mékong, venait chercher dans sa voiture d'apparat…

Après "Capri c'est fini" d'Hervé Vilard, que M. D. identifiait comme la plus belle des chansons d'amour - "Un jour cela arrivera, un jour il vous viendra le regret abominable de cela que vous qualifiez "d'invivable", c'est-à-dire de ce qui a été tenté par vous et moi pendant cet été 80 de pluie et de vent. Ça hurle que Capri, c'est fini. Que c'était la ville de notre premier amour, mais que maintenant, c'est fini. Fini." -, ce sera à lui, Yann Andréa, de crier à tue-tête : "Duras, c'est fini !"… Mais n'en finit-on jamais avec Duras ?

© Clémence Poujol.
© Clémence Poujol.
Après les adaptations de "Cet amour-là" de Yann Andréa et d'"Écrire" de M. D., cette question obsédante, Arnaud Poujol la fait sienne, l'incorpore, en travaillant la matière du texte, théâtre, film d'"India Song" qu'il agrège aux romans "Vice-consul" et "Lol V. Stein". Et comme Marguerite Duras lorsqu'elle se prenait à raconter à Michelle Porte l'agonie de cette mouche noire et bleue qui, pour elle, était une métaphore de ce qu'est la littérature - la fascination pour l'inconnu de soi -, le metteur en scène de ses propres errances durassiennes laisse dériver son imaginaire au gré des personnages fantomatiques d'"India Song" et des autres romans du cycle indien.

Devant nous, dans un jeu de lumières rouges sculptant les corps porte-voix, deux femmes se rappellent l'histoire de Lol V. Stein, la fiancée de Michael Richardson, et celle d'Anne-Marie Stretter, l'épouse de l'Ambassadeur de France aux Indes. Leurs voix trouent l'épaisseur du temps écoulé pour transmettre jusqu'à nous la mémoire de cette longue nuit de bal à S.Thala qui, dans un fondu enchainé mythique, déboucha à l'aube sur un cri… celui du "ravissement" de la femme délaissée.

© Clémence Poujol.
© Clémence Poujol.
À la violence de cette nuit feutrée, se superpose une autre violence. Celle du corps souffrant éperdu de désirs fous du Vice-Consul de Lahore, en disgrâce à Calcutta pour avoir tiré sur des lépreux. Temps culminant - orgasmique - de cette rencontre à jamais impossible entre lui et son amour, la robe noire d'Anne-Marie Stretter descendant des cintres et dont le Vice-Consul de France (incarné "sauvagement" par l'acteur, splendidement mis en lumière) se saisit en hurlant à la vie, à la mort, sa passion sans espoir pour la femme de l'Ambassadeur.

Portés par les notes hypnotiques du blues d'"India Song" subtilement recomposé, stimulés par l'imaginaire en fusion du metteur en jeu provoquant notre propre fantasmagorie indienne, nous voilà immergés dans la nuit de Calcutta. Cette nuit si particulière où le Vice-Consul de France "a crié son nom de Venise dans Calcutta désert"…

Éclats d'une "œuvre monde" dont l'impact s'inscrit en lettres de feu dans notre imaginaire, les plans séquences tissent une toile sur laquelle nous projetons nos propres fantasmes. Arnaud Poujol délivre ainsi notre raison de l'injonction castratrice de comprendre, afin de susciter le désir inaliénable d'entendre - au-delà de ce qui est dit - ce qui se dit en creux. En ce sens, il capte l'esprit irriguant l'œuvre de Marguerite Duras : une sensualité hors narration, un "ravissement" des sens déliés de tout "encrage".

Vu le lundi 21 février à 18 h à L'Atelier des Marches du Bouscat (33). Deux autres représentations publiques ont eu lieu mardi 22 et mercredi 23 février 2022.

"Rome, Venise et Calcutta désert(s)"

© Clémence Poujol.
© Clémence Poujol.
D'après Marguerite Duras.
Mise en scène, montage des textes et adaptation : Arnaud Poujol.
Aide dramaturgique et lumières : Jean-Luc Terrade.
Avec : Aline Le Berre, Élise Servieres et Yacine Sif El Islam.
Création musicale : Benjamin Ducroq.
Création vidéo : Erwin Chamard.
Avec la complicité de Benjamin Yousfi.
Production déléguée : Les Marches de l'Été.
Compagnie monsieur Kaplan.
>> arnaudpoujol.fr/monsieur-kaplan

Yves Kafka
Lundi 7 Mars 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024