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Avignon 2021

•In 2021• La Trilogie des contes immoraux (Pour Europe) L'empire des "sens"…

Après cette chevauchée fantastique de trois heures ininterrompues qui nous a menés de l'apparente placide "Maison mère" à l'opéra flamboyant du "Temple Père" débordant de prétention phallique, pour se retrouver à "La rencontre interdite" ouvrant une brèche dans un paysage colonisé par les forces sataniques de l'oppression, on se retrouve comme hébétés après un grand choc… Secoués de part en part par un déluge d'émotions visuelles et acoustiques, on a du mal à reprendre pied tant nos sens ont été "affolés" pour nous donner accès… au sens ordinairement invisible des organisations sociétales pérennes.



© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
"Les Bâtisseurs d'empire" de Boris Vian trouvent, sur le plateau du monde tragi-burlesque de Phia Ménard, un écho démultiplié. L'architecture des trois volets de "Pour Europe" est reliée par le désir insatiable, depuis que le monde est monde, de construire un toit commun pour rendre l'humanité habitable… À ceci près que nombre de bâtisseurs d'empire utilisent les plans à leur seul usage, faisant délibérément fi du bien commun, nécessitant alors des opprimés la capacité de destruction, autre étape éminemment nécessaire dans la construction d'un monde qui "tienne debout" les êtres humains rassemblés.

"Construire déconstruire", couple de forces antagonistes s'étayant l'une l'autre et produisant des synergies porteuses, selon les rapports en présence, d'ouvertures démocratiques ou, aux antipodes, d'enfermements totalitaires. Ainsi, du premier tableau de la construction d'une gigantesque maison en carton qui s'avèrera être une réplique au dixième du prestigieux Parthénon, résonnant dans la conscience collective comme le lieu mythique où est née au Ve siècle avant notre ère la démocratie athénienne si imparfaite, eut-elle été. Inlassablement, avec la minutie et la détermination d'une adepte d'un jeu de constructions, une Athéna version punk (bottes hautes, collant résille, short de cuir noir et blouson clouté) s'applique à découper, déplier, replier, scotcher et tronçonner le carton gigantesque recouvrant le plateau pour "l'élever" à sa fonction de Temple d'Athéna.

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
De ses efforts réitérés, contrariés parfois par la fantaisie d'un vent espiègle, émergera la "chambre des femmes célibataires ou demeure des vierges" (traduction de Parthénon en grec ancien). L'Athéna contemporaine contemplera longtemps son œuvre, la couvant du regard… avant qu'un déluge torrentiel s'abattant des cintres finisse par saper le carton des murs imbibés d'eau jusqu'à ce qu'effondrement s'ensuive. Ainsi, il en va de la destinée de "Maison mère" construite par une femme-déesse de la sagesse, protectrice de la Cité, et s'écroulant sous l'effet de la colère de Zeus. Foudre à la main et grondement de tonnerre sur le plateau, le Dieu des Dieux passablement irrité qu'une femme ait pu oser lui porter ombre sur la scène d'un théâtre en construisant un tel édifice, détruit des coulisses l'œuvre impie.

Dans les ruines noyées de "Maison mère", accompagnées de lamentos envoûtants, d'étranges créatures revêtues de combinaisons noires les confondant dans la masse d'un sous-peuple vont s'employer à faire disparaître les restes de la construction "éphé-mère". Dans ce paysage crépusculaire de fin d'un monde, leurs gestes chorégraphiés se répètent mécaniquement avant qu'ils ne s'agenouillent devant l'Impératrice surgie d'un monumental anneau barrant le fond de scène. Dès lors, portés par les airs et les chants d'un opéra flamboyant dont les accents furieux déchireront les tympans, ils n'auront de cesse d'assembler servilement les panneaux de la gigantesque tour dont le dernier étage défiera le sens commun en se perdant au-delà des cintres.

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Monde d'excès, à la hiérarchie pyramidale, où les esclaves sont soumis corps et âme au pouvoir absolu d'une Impératrice bâtisseuse poussant des cris d'extase orgasmique à chaque élévation de la tour. Offrant alors majestueusement à ses sujets les dernières cales pour fixer les panneaux entre eux, elle s'impose comme le Grand Horloger de ce chantier géant parcouru en tous sens et en toutes hauteurs - prodigieux les acteurs acrobates évoluant à plus de dix mètres du sol - par les fourmis bâtisseuses. Architecte mystique, elle psalmodie des formules liturgiques à la gloire de ce "Temple Père" consacrant le pouvoir vertical qu'est le sien, pouvoir qu'elle n'autorise personne à contester, seule l'adoration de sa personne est de mise.

Pour en terminer avec le pouvoir démentiel des "Patriarches" de tous poils, un troisième volet réserve la surprise de "La Rencontre interdite", celle avec le public de la salle "éclairée". Une créature échappée de la Tour - Phia Ménard - nue dans la vérité de sa nature de femme, se dirigera vers nous, nous invitant du regard à la suivre. Se retournant alors vers l'immense rideau de toile tombé sur le Temple Père, désormais réduit à son obsolescence programmée, elle accomplira avec notre complicité - nous sommes tous derrière elle… - l'acte libérateur attendu depuis des siècles…

Fresque homérique convoquant des ressources plastiques, musicales et corporelles hors normes pour les mettre au service d'une dramaturgie aux résonances tragiques, "La trilogie des contes immoraux" est un monument à verser au patrimoine d'une humanité en panne de pensée révolutionnaire… de pensée tout court. La trame, le drame, donne à voir avec force comment la toxicité du patriarcat et de son double, le pouvoir libéral, ne peuvent qu'aboutir à vouloir leur destruction. Phia Ménard, dans le droit fil de ce qu'elle est, une femme artiste engagée corps et âme dans ce qui fait théâtre, réussit pleinement ici son nouveau pari esthétique, dramaturgique… et politique.

"La trilogie des contes immoraux (Pour Europe)"

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
"Maison Mère", "Temple Père", "La Rencontre interdite"
Texte, scénographie, mise en scène : Phia Ménard.
Assistante à la mise en scène : Clarisse Delile.
Dramaturgie : Jonathan Drillet.
Avec : Fanny Alvarez, Rémy Balagué, Inga Huld Hákonardóttir, Erwan Ha Kyoon Larcher, Élise Legros, Phia Ménard.
Lumière : Éric Soyer, Gwendal Malard.
Son : Ivan Roussel, Mateo Provost.
Costumes : Fabrice Ilia Leroy, Yolène Guais.
Matières : Pierre Blanchet, Rodolphe Thibaud.
Construction, accessoires : Philippe Ragot.
Régie générale de création : François Aubry dit Moustache.
Régie plateau : François Aubry, Pierre Blanchet, David Leblanc, Rodolphe Thibaud, Félix Löhmann et Philippe Marie.
Compagnie Non Nova - Phia Ménard.
Durée : 3 h sans entracte.

•Avignon In 2021•
Du 19 au 25 juillet 2021.
À 17 h, relâche le 22 juillet.
Opéra Confluence, Avignon (84).
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Tournée
24 au 26 août 2021 : Wiener Festwochen, Wien (Autriche).
8 au 10 octobre 2021 : Le Quai - CDN Angers Pays de la Loire, Angers (49).
15 au 16 décembre 2021 : CDN Orléans - Centre-Val de Loire, Orléans (45).
6 au 12 janvier 2022 : MC93, Bobigny (93).
28 au 29 janvier 2022 : TANDEM - Scène nationale Arras-Douai, Douai (59).
4 au 5 février 2022 : deSingel, Anvers (Belgique).
4 au 5 mars 2022 : Scène Nationale du Sud-Aquitain, Bayonne (64).
18 au 19 mars 2022 : Espace Malraux, Chambéry (73).
24 au 25 mars 2022 : Les Quinconces-L'Espal, Le Mans (72).
30 au 31 mars 2022 : Le Grand R, La Roche-sur-Yon (85).
28 avril au 5 mai 2022 : TNB - Théâtre National de Bretagne, Rennes (35).

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.

Yves Kafka
Mercredi 21 Juillet 2021

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À découvrir

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
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Brigitte Corrigou
06/03/2024
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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
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"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023