La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2019

•Off 2019• 68 Mon Amour Sous les pavés, la (vraie) vie…

Que n'a-t-on dit et écrit sur ce mouvement qui, venu d'outre-Atlantique, a enflammé la jeunesse étudiante avant de se propager à l'ensemble du pays, créant un séisme civilisationnel dont les répliques sont toujours d'actualité… Loin des images phares aveuglantes de voitures brûlées et pavés volants ayant fini par recouvrir "spectaculairement" (société du spectacle oblige, Cf. Guy Debord) ce phénomène de libération socio-politique, Roger Lombardot, creuse le "nouveau langage" qui en est éclos, dans les mots, dans les corps, subvertissant à jamais l'ordre établi.



© Claudine Guittet.
© Claudine Guittet.
Des manifestants de mai, l'héritage est sans conteste à chercher dans ce bouleversant manifeste pour la vie, écrit à (h)auteur d'homme et porté sur un plateau par une "mise en scène invisible" selon les propres mots de Chantal Péninon. Choisissant d'abattre le quatrième mur, elle projette l'interprète - et ce mot prend tout son sens ici tant Ludovic Salvador traduit la lettre et l'esprit du texte original - dans notre zone de proximité afin que "l'échange" se produise ; auteur, comédien, et public unis dans le même trip.

Roger Lombardot, "né en 68" (il avait vingt ans, le bel âge pour re-naître), propose un livre témoignage aux antipodes d'un pamphlet militant. Il (se) raconte, de la place où il était. Existence grise dans un monde gris à jamais frappé par le malheur hérité des carnages du XXe siècle, l'existence semblait un chemin de croix balisé par les "événements" déjà écrits par d'autres, d'où s'évader n'était même pas à l'ordre du jour. Et, soudain, il y eut mai, une secousse sismique faisant vaciller l'édifice construit par les pères qui en gardaient la clé. Et, en prime, il y eut l'amour.

© Claudine Guittet.
© Claudine Guittet.
Mai 68, c'est durablement une "révolution" à 180 degrés, un changement de paradigme total, plus fondamental que les épiphénomènes - nécessaires à tout processus de libération - de révoltes passagères, barricades et autres jets de projectiles auxquels d'aucuns voudraient le réduire pour en faire une rébellion récréative de fils nantis se défoulant avant de retourner, comme papa, sur les bancs de la fac. "Sous les pavés, la plage" est à entendre comme la joyeuse invitation libertaire à ouvrir l'espace sur l'infini des possibles, en finir avec ce vieux monde corseté dans des valeurs conservatrices visant à perpétuer un ordre immuable.

"Au commencement était la Parole", disait haut et fort le Prologue de l'évangile selon Jean, désor-mai(s) ce sera l'avènement de la Parole… sans dieu ni maître. Non plus la parole déférente - "Oui notre Monsieur, oui notre bon Maître", Cf. "Jaurès" de Jacques Brel - celle intégrée des bons maîtres, des sabreurs, des bourgeois, mais celle qui jaillit de soi pour rencontrer l'autre et faire lien avec lui en dehors de toute servilité (in)volontaire.

Car, ne nous y trompons pas, c'est bien dans l'avènement de la Parole, muselée en chacun jusqu'ici, que se situe l'événement 68. Une parole dont, lorsque l'on en a éprouvé dans sa chair l'incroyable bienfait, que l'on soit jeune ou vieux, paysan, ouvrier ou cadre, on ne peut plus se passer. Surgie du carcan où elle était enchaînée, elle fait advenir le sujet en soi, un phénomène du même ordre que l'épiphanie (au sens laïque de "prise de conscience soudaine et lumineuse") de la pulsion scopique amenant le jeune enfant à se reconnaître dans le miroir.

L'interprète, en fusion avec le propos qui le traverse, fait revivre la parole lumineuse de Roger Lombardot, confiant l'expérience fondatrice de cet amour vécu en même temps que son corps et sa parole s'affranchissaient des entraves séculaires. L'image prégnante de la double mort de sa mère, enchaînée à sa machine, ployant les genoux devant son patron la semaine et priant à genoux un dieu omni absent le dimanche… Quelle différence entre l'une et l'autre des postures ? Aucune solution de continuité entre elles, le même asservissement consenti. Mai 68, et la vie s'engouffrait "révélant" ces scandales…

Alors le raccourci mensonger d'une génération de casseurs ou, au mieux (?) de grands adolescents friqués (peu de fils d'ouvriers accédaient à la fac) en mal de sensations fortes, est relégué au rang d'instrumentalisation conservatrice, digne des falsifications de l'Histoire de gouvernants soucieux de revenir à l'ordre ancien générateur d'avantages dont ils n'entendent aucunement priver les classes dominantes les portant "naturellement" au pouvoir.

© Claudine Guittet.
© Claudine Guittet.
La soumission à un ordre aveugle présentée comme qualité intégrative, le travail asservissant et destructeur vendu comme anoblissant, "la fureur de vivre" assimilée à la chienlit, toutes ces "valeurs" d'un autre temps colportées par les vieilles badernes, balayées par la parole libérée au service d'une pensée ouvrant vers des horizons insoupçonnés.

Et puis - et surtout - cet "amour fou" ("La beauté sera convulsive ou ne sera pas" Cf. André Breton) rencontré par l'auteur, point d'orgue cristallisant toutes les autres conquêtes et scellant la fin du corps rompu par le travail des générations précédentes, du corps mutilé par les guerres et fustigé par les religions, un corps, lieu de la maltraitance, qui soudain renaît et devient le lieu du plaisir charnel ouvrant aux autres et à la vie. Voilà ce que "Faites l'amour et pas la guerre, Peace and love" veut dire. Une poétique politique.

Hymne à la beauté du corps exalté comme lieu d'où partent toutes les découvertes, hymne à l'amour fou - pas celui couché sur le papier glacé des magazines flashy glamour -, Mai 68 renoue avec la prescience des artistes rupestres qui avaient choisi de peindre les animaux plutôt que, comme les chasseurs, se contenter de se nourrir de leur chair dans le but unique de perpétuer l'espèce. L'art plus fort que l'instinct guerrier. Beau message adressé du néolithique (âge de la pierre polie, comme les pavés de 68 sous les pieds de jeunes gens généreux) à la génération actuelle, porteuse de l'espoir toujours à réaliser, "que notre espèce accède enfin à la (vraie) vie".

"68 Mon Amour"

© Naia Lumière.
© Naia Lumière.
Texte : Roger Lombardot.
Mis en scène : Chantal Péninon.
Avec : Ludovic Salvador
Compagnie Vue sur Scène.
Durée : 57 min.

•Avignon Off 2019•
Du 5 au 28 juillet 2019.
Tous les jours à 15 h 15, relâche le lundi.
La Croisée des Chemins, Salle Côté Cour
25, rue d'Amphoux.
Réservations : 07 84 40 78 67.
>> theatrelacroiseedeschemins.com

Yves Kafka
Mardi 30 Juillet 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024