La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Avignon 2021

•In 2021• Royan - La professeure de français Ô implacable miroir, suis-je le monstre que je m'emploie à "par-être" ?

Exilée volontairement à Royan, petite station balnéaire "sans histoire", cette professeure d'un lycée privé - où la bourgeoisie s'est donné rendez-vous afin d'assurer à sa progéniture le confort aseptisé de n'avoir pas à subir la promiscuité populaire - va se trouver face à face avec le double flouté d'elle-même. Autour du drame vécu, et dont elle sera à son corps défendant la confidente, surgiront plusieurs voix intérieures mettant en abyme le présent tragique et son passé à elle, refoulé au prix d'efforts sans rémission.



© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Une femme, la cinquantaine sûre d'elle-même, endossant la panoplie de la professeure parfaite, impeccablement coiffée et vêtue de manière "étudiée", portant à la main l'inévitable serviette de cuir patinée par les années d'enseignement, arrive dans le hall de son immeuble cossu. Là, elle perçoit, venant du haut de l'escalier menant à son appartement, des cris et chuchotements, ceux des parents de son élève suicidée pour échapper au harcèlement pour le moins carnassier de ses camarades, les "héritiers" (cf. Bourdieu) aux rangées de dents impeccables grâce au recours à une orthodontie coûteuse.

Le hall et ses boîtes aux lettres en bois d'acajou, échos des correspondances laissées lettre morte, constituent l'espace du huis clos. De sa tête explosant sous l'effet des fragments d'un passé faisant irruption pour recouvrir un présent vacillant, "elle" - incarnée par Nicole Garcia égale à elle-même - tentera de ne rien laisser paraître de son trouble. Mais l'humain est ainsi fait que plus sa volonté se ligue pour écarter l'impensable, plus ce dernier tonitrue à en faire écrouler les digues savamment construites pour s'en protéger.

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Une femme volontaire venue ici pour se mettre à distance de son passé marseillais et n'ayant aucunement l'intention de s'en laisser "conter" par ces parents en détresse dont la douleur l'importune jusqu'à la nausée, jusqu'à ressentir pour eux une haine "sans objet"… si ce n'est qu'entre elle et leur fille suicidée, son élève, cette épaisseur de non-dits qu'elle veut taire à elle-même. Alors, fuyant ce qui la trouble et dont la morte était le miroir vivant, elle s'adressera indirectement à eux du hall qu'elle ne quittera pas de toute la représentation. D'une "voix d'outre-passé".

Qu'aurait-elle à leur dire présentement, elle qui n'est pas une femme aimante, pas une femme aimée… S'invitent les souvenirs d'Oran la radieuse, Oran la ville des libertés adolescentes, souvenirs heureux vite oblitérés par ceux de Marseille où, pour être accueillie au lycée, elle dut se construire une apparence irréprochable, depuis devenue sa seconde peau… Marseille où, à la sortie du lycée, elle retrouvait les sempiternelles disputes explosives avec sa mère, dépressive terrée dans leur appartement minuscule…

Et lui revient le souvenir de ce soir particulier où sa mère en prise avec une crise d'asthme l'étouffant, exaspérée, elle eut la tentation d'abréger ces sifflements insupportables en l'étranglant de ses mains de fille. Elle n'en garde aucune culpabilité, alors comment pourrait-elle maintenant se sentir coupable de la mort de son élève avec laquelle - pourtant - elle se découvrait des correspondances électives ?

Les élèves, ses élèves, de grands fauves à l'appétit féroce dont l'intensité pouvait se mesurer au fardeau des bonnes manières s'étant accumulées sur leurs frêles épaules d'enfants de la bourgeoisie "bien élevés". Le professeur - elle en l'occurrence – eût été leur proie toute désignée si ce n'était qu'elle avait quelques armes pour se défendre. Alors, il leur était plus aisé de s'en prendre à une autre victime, expiatoire de leur mal-être… la "pas comme les autres", Daniella, parfait ersatz du professeur, son double inoffensif. Et elle, le professeur, de s'être sentie soulagée de n'avoir plus à subir sarcasmes et effronteries cruelles ; une autre, son élève dans laquelle, sans jamais lui avoir dit, elle se reconnaissait, l'en déchargeait…

Et de refuser de lire les messages d'appel au secours - elle les a conservés dans son sac, les mots griffonnés sur des pages pliées en quatre -, refuser d'entendre la détresse de son élève trop en phase avec d'autres souffrances enfouies désormais au creux de son passé… Et ces derniers mots échappés alors que la tête fracassée sur le bitume de la cour perdait son sang, il faut bien qu'elle les entende, eux qui n'en finissent pas de résonner dans sa tête à elle…

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Ainsi, du déni complet à la reconnaissance du processus à l'œuvre, la parole empruntera les voix du passé pour mieux faire entendre ce qui se joue au présent de la représentation. Est-il bien nécessaire de dire qu'à ce jeu en eaux troubles, Nicole Garcia excelle, (re)trouvant-là un rôle taillé à sa mesure. Quant à la langue de Marie NDiaye, elle transforme un fait divers tragique en "pavé" littéraire propre à susciter les intérêts. La mise en jeu, dans un décor design flattant les goûts contemporains des spectateurs avertis, est tout autant au-dessus de tout soupçon…

Et c'est peut-être justement là, à ce point précis de "perfection", qu'un questionnement surgit… Ce travail, impeccablement propre, que nous apprend-il - tant dans sa forme que dans son fond - que nous ne sachions déjà ? Quels "risques" y avait-il pour un metteur en scène à présenter sur le plateau choisi de Villeneuve-lez-Avignon une forme aussi lissée provoquant sans coup férir l'adhésion du public… en mettant en haut de l'affiche deux noms vedettes, celui d'une autrice prix Goncourt et d'une actrice reconnue ?

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Cette représentation, "de qualité" certes, aurait sans doute plus vocation à trouver sa place dans un théâtre privé parisien, que dans la programmation d'un festival IN annonçant - au son des trompettes de Maurice Jarre - l'événement théâtral comme "le lieu d'une effraction du possible", "le lieu de la folie artistique".

Vu, lors de la création, à La Chartreuse-CNES de Villeneuve-lez-Avignon, le mardi 20 juillet 2021 à 16 h.

"Royan - La professeure de français"

© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
© Christophe Raynaud de Lage/Festival d'Avignon.
Texte : Marie Ndiaye.
Mise en scène : Frédéric Bélier-Garcia.
Avec : Nicole Garcia.
Lumière : Dominique Bruguière.
Son : Sébastien Trouvé.
Décor : Jacques Gabel.
Costumes : Camille Janbon.
Collaboration artistique : Sandra Choquet, Vincent Deslandres, Caroline Gonce.
Assistant lumière : Pierre Gaillardot.
Durée : 1 h 15.

•Avignon In 2021•
Du 17 au 25 juillet 2021.
À 16 h, relâche le 21 juillet.
La Chartreuse-CNES, Villeneuve-lez-Avignon (30).
>> festival-avignon.com
Réservations : 04 90 14 14 14.

Yves Kafka
Jeudi 22 Juillet 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Le Chef-d'œuvre Inconnu" Histoire fascinante transcendée par le théâtre et le génie d'une comédienne

À Paris, près du quai des Grands-Augustins, au début du XVIIe siècle, trois peintres devisent sur leur art. L'un est un jeune inconnu promis à la gloire : Nicolas Poussin. Le deuxième, Franz Porbus, portraitiste du roi Henri IV, est dans la plénitude de son talent et au faîte de sa renommée. Le troisième, le vieux Maître Frenhofer, personnage imaginé par Balzac, a côtoyé les plus grands maîtres et assimilé leurs leçons. Il met la dernière main dans le plus grand secret à un mystérieux "chef-d'œuvre".

© Jean-François Delon.
Il faudra que Gilette, la compagne de Poussin, en qui Frenhofer espère trouver le modèle idéal, soit admise dans l'atelier du peintre, pour que Porbus et Poussin découvrent le tableau dont Frenhofer gardait jalousement le secret et sur lequel il travaille depuis 10 ans. Cette découverte les plongera dans la stupéfaction !

Quelle autre salle de spectacle aurait pu accueillir avec autant de justesse cette adaptation théâtrale de la célèbre nouvelle de Balzac ? Une petite salle grande comme un mouchoir de poche, chaleureuse et hospitalière malgré ses murs tout en pierres, bien connue des férus(es) de théâtre et nichée au cœur du Marais ?

Cela dit, personne ne nous avait dit qu'à l'Essaïon, on pouvait aussi assister à des séances de cinéma ! Car c'est pratiquement à cela que nous avons assisté lors de la générale de presse lundi 27 mars dernier tant le talent de Catherine Aymerie, la comédienne seule en scène, nous a emportés(es) et transportés(es) dans l'univers de Balzac. La force des images transmises par son jeu hors du commun nous a fait vire une heure d'une brillante intensité visuelle.

Pour peu que l'on foule de temps en temps les planches des théâtres en tant que comédiens(nes) amateurs(es), on saura doublement jauger à quel point jouer est un métier hors du commun !
C'est une grande leçon de théâtre que nous propose là la Compagnie de la Rencontre, et surtout Catherine Aymerie. Une très grande leçon !

Brigitte Corrigou
06/03/2024
Spectacle à la Une

"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

Impossible que quiconque sorte "indemne" de cette phénoménale prestation, ni que nos certitudes sur "le monde comme il va", et surtout sur nous-mêmes, ne soient bousculées, chamboulées, contrariées.

"Le mystérieux est le plus beau sentiment que l'on peut ressentir", Albert Einstein. Et si le plus beau spectacle de mentalisme du moment, en cette rentrée parisienne, c'était celui-là ? Car Tahar Mansour y est fascinant à plusieurs niveaux, lui qui voulait devenir ingénieur, pour qui "Centrale" n'a aucun secret, mais qui, pourtant, a toujours eu une âme d'artiste bien ancrée au fond de lui. Le secret de ce spectacle exceptionnel et époustouflant serait-il là, niché au cœur du rationnel et de la poésie ?

Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Deux mains, la liberté" Un huis clos intense qui nous plonge aux sources du mal

Le mal s'appelle Heinrich Himmler, chef des SS et de la Gestapo, organisateur des camps de concentration du Troisième Reich, très proche d'Hitler depuis le tout début de l'ascension de ce dernier, près de vingt ans avant la Deuxième Guerre mondiale. Himmler ressemble par son physique et sa pensée à un petit, banal, médiocre fonctionnaire.

© Christel Billault.
Ordonné, pratique, méthodique, il organise l'extermination des marginaux et des Juifs comme un gestionnaire. Point. Il aurait été, comme son sous-fifre Adolf Eichmann, le type même décrit par Hannah Arendt comme étant la "banalité du mal". Mais Himmler échappa à son procès en se donnant la mort. Parfois, rien n'est plus monstrueux que la banalité, l'ordre, la médiocrité.

Malgré la pâleur de leur personnalité, les noms de ces âmes de fonctionnaires sont gravés dans notre mémoire collective comme l'incarnation du Mal et de l'inimaginable, quand d'autres noms - dont les actes furent éblouissants d'humanité - restent dans l'ombre. Parmi eux, Oskar Schindler et sa liste ont été sauvés de l'oubli grâce au film de Steven Spielberg, mais également par la distinction qui lui a été faite d'être reconnu "Juste parmi les nations". D'autres n'ont eu aucune de ces deux chances. Ainsi, le héros de cette pièce, Félix Kersten, oublié.

Joseph Kessel lui consacra pourtant un livre, "Les Mains du miracle", et, aujourd'hui, Antoine Nouel, l'auteur de la pièce, l'incarne dans la pièce qu'il a également mise en scène. C'est un investissement total que ce comédien a mis dans ce projet pour sortir des nimbes le visage étonnant de ce personnage de l'Histoire qui, par son action, a fait libérer près de 100 000 victimes du régime nazi. Des chiffres qui font tourner la tête, mais il est le résultat d'une volonté patiente qui, durant des années, négocia la vie contre le don.

Bruno Fougniès
15/10/2023