La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Mine de rien" L'indien, le fils et la mère : l'équation à un inconnu

Dur dur quand on est un peu "gogol" (pas au sens des mathématiques, mais de l'argot) de résoudre une équation familiale dont l'inconnu, la figure du père, tonitrue par son absence… Alors le fils attardé demande fiévreusement à la mère excédée – végétant dans un fauteuil roulant après s'être esquinté le dos à briquer les parquets des autres – de lui raconter encore et encore "l'histoire de l'Indien qui l'a fabriqué"… Ces deux-là, ils ont en gros sur leur cœur solitaire, alors ils tentent de combler leur béance en occupant leur temps à se chamailler rudement… Pourtant, leur cœur, il est gros comme ça…



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Mise en scène et interprétée de manière "ahurissante" par Jérémy Barbier d'Hiver, pour ce qui est du fils un peu neuneu, et par Julie Teuf, dans le rôle de la mère en fauteuil, particulièrement expressive, même hébétée, "Mine de rien" emprunte à plusieurs registres son inspiration. Mêlant joyeusement le côté souriant de la comédie légère à celui plus noir de la tragédie du quotidien, elle est plus profonde – mine de rien – qu'elle ne pourrait le paraître.

Sur un plateau plongé dans une semi-obscurité, où l'on distingue de dos un fauteuil roulant, s'ouvre en fond de scène une porte d'où s'échappe un rai de lumière laissant entrapercevoir deux mains furtives accrochées au chambranle. Se découpant dans l'embrasure, une tête d'indien ornée de son imposante coiffe à plumes d'aigles fait une apparition subliminale… avant d'être engloutie par les ténèbres qui la contenaient. Ce tableau inaugural "éclaire" la quête de ce grand enfant sans père à laquelle répond le malaise d'une mère s'arcboutant derrière un mutisme de façade.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
L'entrée en scène tonitruante du fils, courant dans tous les sens sur une musique à fond la caisse, criant à tue-tête le nom d'un chanteur célèbre – "Jean-Jacques !" – résonne comme un cadeau adressé à sa génitrice qu'il voudrait bien sortir de sa torpeur. Il tentera même de faire danser le fauteuil où elle est avachie… Alors, prenant appui sur le public présent, il pressera sa mère de raconter pourquoi on est rassemblés tous ici ce soir, pour entendre… "l'Histoire" ! Celle d'une famille comme beaucoup d'autres où l'on n'a pas tout dit.

Il faudra du temps, et du temps encore, pour que soit dit ce qui résiste. En attendant, les digressions s'enchainent joyeusement… Pour boucher le gouffre de l'absent, un bol de céréales est gloutonnement avalé avec de précieuses recommandations sur le paquet qu'il faut refermer soigneusement, "sinon c'est mou". Et pourtant – jetant un regard attendri à sa mère écroulée dans son fauteuil – il aime bien les trucs mous, le fils, d'ailleurs il lui torche le nez et, nous prenant à témoin, il s'extasie devant le sourire qui s'affiche alors sur son visage. "C'est comme les animaux, on sait pas s'ils sourient. C'est vrai, regarde les lions, on sait pas. Les éléphants bleus, on sait pas…".

Se bousculant dans la tête du jeune homme, déferleront les souvenirs de ses jeux innocents avec un petit copain, ses pensées tendres pour une jeune fille et l'odeur de son shampooing, sa complicité avec un papy passé bêtement un jour sous les roues d'une voiture en allant acheter sa baguette… Divagations heureuses interrompues par les grognements de la mère se réveillant pour, d'un coup de langue éloquent, réclamer à boire. Alors, après avoir tété la gourde pour rongeurs qui lui est tendue, elle émergera de son hébétement pour se jeter goulûment sur le bol de céréales préparées par son rejeton, suivies d'un saucisson géant croqué à pleines dents… Fils et mère réunis dans le même dénuement et trouvant dans la nourriture dont ils se gavent un moyen de combler leur manque animal, viscéral, tout en laissant échapper, au-delà des mots fleuris qu'ils s'adressent, de petits gestes affectueux trahissant combien dans cette traversée commune chacun est indispensable à l'autre.

Pressée par le fils prenant à nouveau à témoin le public, la mère finira par raconter ce jour merveilleux de Carnaval où, déguisés en indiens, blaguant jusqu'à plus soif – "Moi, Mohican !" "Moi, célibataire !" –, "ils" s'étaient plu, avaient entonné une chanson de Jean-Jacques dans un karaoké, s'étaient retrouvés ensuite au lit, sans grand succès ("son machin, il a rien voulu savoir ; il a croisé un cow-boy c'est pour ça qu'il fait le mort !") avant de pouvoir "conclure" aux premières heures de l'aube, "à l'heure où les indiens attaquent"… Et après ? Après, c'est une tout autre histoire, une histoire moins drôle qu'elle aura bien du mal à raconter la mère, s'empêtrant dans des détails mensongers trahissant sa peine de femme délaissée avec un bébé dans son ventre.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
La vérité de l'absence du père révélée, le secret de fabrication enfin délivré à ce "garçon plein de vie" qu'elle a tenu seule à garder, les petits noms de "gogol" et de "monstre" échangés entre eux résonneront de toute la tendresse du monde. "Bon", laissera laconiquement échapper la mère à la toute fin, allégée enfin du lourd secret, tandis que son grand fils s'envolera joyeusement vers le fond de scène ouvrant grand… sur l'espace à l'air libre de la place du théâtre.

Cette fable contemporaine joliment mise en jeu, convoquant humour au second degré et tendresse pudiquement masquée, dévoile en filigrane les enjeux sensibles d'une situation n'ayant elle rien d'exceptionnel, celle d'une jeune femme laissée en plan ayant délibérément choisi d'élever seule son enfant aimé. Ainsi, sur un plateau nu – où les éclairages sculptent entre ombres et lumières l'atmosphère –, c'est un pan de la comédie humaine ordinaire, cruelle et drôle à la fois comme peut l'être l'existence commune, que donnent à voir ces deux "cœurs simples" interprétés avec une générosité touchante.

Vu le mardi 6 février à la Salle Vauthier du TnBA de Bordeaux.

"Mine de rien"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Conception : Jérémy Barbier d'Hiver.
Avec : Jérémy Barbier d'Hiver, Julie Teuf.
Direction d'actrice et d'acteur : Richard Perret.
Collaboration artistique : Lucas Chemel.
Musique : Igor Quezada.
Régie son : Nicolas Dubois.
Régie lumière : Nicolas Dubois.
Production déléguée : Cie Florence Lavaud/Chantier Théâtre.
Durée : 1 h 20.

Représenté du mardi 6 au samedi 10 février 2024 au TnBA de Bordeaux.

Yves Kafka
Jeudi 15 Février 2024

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024