La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Dunsinane" Comme une possible désagrégation de nos utopies politiques pour un monde "meilleur"

Y a-t-il un "après Macbeth"… après que le tyran se soit réfugié dans la forteresse de Dunsinane ? Une suite de la tragédie de Shakespeare est-elle possible ? David Greig, auteur écossais contemporain, l'a imaginée et Baptiste Guiton a mis en scène le résultat et en donne une mise en lumière spectaculaire et réussie où sont éclairés certains maux de notre société et où sont posés des questionnements très actuels, sur les influences claniques, sur l'ingérence d'un pays sur un autre, sur l'insoumission et sur l'effondrement du patriarcat.



© Michel Cavalca.
© Michel Cavalca.
Macbeth est mort mais Malcolm, être veule et débauché, est là pour lui succéder. La reine sorcière, prisonnière, fait montre d'une ensorcelante résistance et d'à propos stratégiques. Les jeunes troupes anglaises sont aux portes du château. Siward, leur chef, à l'allure guerrière mais aux interrogations contradictoires poursuit une quête singulière, en vertu d'honnêteté, associant l'application de la volonté royale, la préservation de ses juvéniles soldats et une résolution "démocratique" par la réconciliation des clans... Mais aujourd'hui comme hier, les pratiques politiques, la nécessité du pouvoir, le désir de contraindre les peuples sont devenus d'étranges perversions.

Sortant de la tragédie shakespearienne, David Greig dépeint l'absurdité de la guerre, d'un hypothétique maintien de l'ordre dans un pays occupé, de l'imposition d'une démocratie dans des pays qui n'en veulent pas (l'actualité du Moyen Orient frappe ici à la porte). Il ajoute un humour moderne, presque burlesque, dans des réunions claniques caricaturales que l'on pourrait voir tout droit sorties de confrontations tribales en terre d'Émirats ou libanaises… sans oublier, un positionnement quelque peu plus actuel (vs Shakespeare 1606) de l'insoumission féminine, de celle émanant de femmes qui se lèvent et échappent enfin à la domination masculine.

© Michel Cavalca.
© Michel Cavalca.
Et Baptiste Guiton s'empare de ces propositions revendicatrices (à tout le moins objets de nos souhaits), dans une cohérence de travail avérée (cf. ses précédentes créations dont "Après la fin"*), pour convier le public à "questionner notre société sur l'égalité entre les femmes et les hommes, sur l'éthique et la morale, les rapports de domination, les bouleversements sociaux, la démocratie"… Mais aussi sur les armées composées de gosses ignorants, sur les exactions perpétrées dans des conflits sans justification réelle si ce n'est une domination despotique, et son insupportable permanence d'une suprématie mâle !

Sa mise en scène joue entre une expression dramatique forte, composée de séquences où renaissent les effets de chœur, de foule ou de confrontations duales, et un jeu plus provocateur, plus ludique… et comique, donnant la dérision, la distanciation nécessaire à des situations monstrueuses ou grotesques. Dans ce séquençage, la création sonore et musicale amène aussi une perception plus importante de l'intelligible et du sensoriel. Complément essentiel, le décor procure également un apport visuel sensible, architecturant d'une certaine manière la narration.

© Michel Cavalca.
© Michel Cavalca.
Élément central de celui-ci, la forteresse, squelettique armature de fer et d'acier (réalisation du talentueux Quentin Lugnier), dont seules les lourdes portes métalliques semblent pouvoir offrir une résistance au vent du Nord, glacial et glaçant, et à la jeunesse soldatesque impatiente, est posée sur un ingénieux dispositif circulaire de rails, proposant ainsi au public, alternativement, sa face extérieure ou intérieure, voire une vue de trois quarts, où peuvent se dévoiler des cages grillagées.

Ce château refuge, perché sur la colline de Dunsinane, baigne dans une ambiance sombre, limite sidérurgique, où s'immiscent parfois d'inquiétantes brumes, en nuances de gris et de brun. Mais les jeux de lumière, monochromes, tranchées - tons bleu, vert, jaune ou rouge sanguinaire -, apportent différentes alternatives, déplaçant le tragique sur un terrain plus léger. Baptiste Guiton a ici fait clairement le choix de naviguer entre la noirceur dramatique et sanguinaire, aux allants contemporains, et l'étrange clarté des ruptures, respirations, générées, amplifiées, par les répliques, les séquences plus comiques émanant du texte de David Greig.

En confirmation de tout cela, le jeu des comédiens est souple, intense et tout en fluidité, vivacité. Que ce soit Gabriel Dufay (Siward), Vincent Portal (Macduff), Pierre Germain (Egham), Luca Fiorello (l'Enfant soldat), Clara Simpson (Gruach, la reine), Tiphaine Rabaud-Fournier (la fille des poules), Tommy Luminet (Malcolm) - et nous pourrions tous les nommer -, ils sont au diapason, créant chacun leur personnage avec conviction et un enthousiasme qui enflamme le plateau. Et la présence sur scène, en supplément de distribution, des élèves de seconde année d'Arts en Scène nous confirme, si besoin était, que Baptiste Guidon est véritablement un homme passionné de troupe, de compagnie.

* >> Lire "Après la fin"

"Dunsinane"

© Michel Cavalca.
© Michel Cavalca.
Résidence de création.
Texte : David Greig.
Le texte est édité aux PUM (Presses Universitaires du Midi).
Traduction : Pascale Drouet.
Mise en scène : Baptiste Guiton.
Stagiaire assistant à la mise en scène : Sylvain Macia.
Avec : Logan De Carvalho, Gabriel Dufay, Luca Fiorello, Pierre Germain, Tommy Luminet, Vincent Portal, Tiphaine Rabaud Fournier, Clara Simpson.
Et les élèves comédiens de seconde année d'Arts en Scène : Clément Bigot, William Burnod, Tom Da Sylva, Ludovic Payen, Léo-Paul Zaffran.
Scénographie : Quentin Lugnier.
Lumières : Sébastien Marc.
Création sonore : Sébastien Quencez.
Costumes : Aude Desigaux.
Régie générale et régie son : Cédric Chaumeron.
Production L'Exalté - Cie Baptiste Guiton.
Durée : 2 h.

© Michel Cavalca.
© Michel Cavalca.
Du 23 janvier au 8 février 2020.
Mardi, mercredi et vendredi à 20 h 30, jeudi à 20 h, samedi à 18 h 30, dimanche à 16 h.
TNP Villeurbanne, Petit théâtre, salle Jean-Bouise, Villeurbanne (69), 04 78 03 30 00.
>> tnp-villeurbanne.com

Gil Chauveau
Lundi 3 Février 2020

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024