La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Les Chaises" Description d'une évaporation de la mémoire

"Les Chaises", Théâtre de l'Aquarium, Paris

C'est un couple âgé qui organise dans l'appartement une conférence, dispose les chaises des invités tout en se remémorant les bons moments passés. Pour rire peut-être. La pièce d'Eugène Ionesco est un classique du vingtième siècle dans la catégorie absurde et drolatique.



© Régis Durand De Girard.
© Régis Durand De Girard.
Dans la mise en scène de Bernard Lévy jouée par Emmanuelle Grangé et Thierry Bosc (et Michel Fouquet dans un rôle silencieux), la pièce apparaît comme transfigurée, immédiate et sensible.

Soutenue par un parti pris de réalisme épuré, elle apparaît comme figée dans les années cinquante-soixante. Encore présent. Le plateau est recouvert d'un parquet en frise de Hongrie, une commode, deux fauteuils bridge, des piles de journaux, un couloir au lointain au papier peint vieilli. La pièce est vue à travers une grande baie vitrée. Il y a pour les acteurs, les spectateurs un intérieur, un extérieur. Et comme flottant dans le par-deçà et le par-delà la paroi vitrée un vide, une absence.

Que le jeu des réfractions et des diffractions de la lumière vient animer. Du reflet du miroir au reflet des personnes piégées dans le clin. Comme fantômes, retournement de l'avatar. Le spectacle avance vers ces échappées libres des rêves où l'on se perd.

© Régis Durand De Girard.
© Régis Durand De Girard.
Par cette manière du théâtre, la scénographie installe une vérité du réel et ses mouvances de perception. Une hésitation dans la fragilité des réalités par laquelle le texte révèle ses sous-entendus, développe sa densité dramatique et libère le jeu. Portés par les comédiens, les personnages deviennent alors des personnes. Tout le dispositif installe un mouvement d'empathie.

À l'encontre d'une théorie sur le théâtre de l'absurde toujours un peu mécaniste, cette mise en scène parle d'elle-même, suscite un théâtre où s'exprime le désir de vivre en dépit de la connaissance de la mort. La forme est cohérente, elle est comme un miracle de concision, claire et lisible.

Dans "Les Chaises", il est question de deux personnes réunies à jamais. Le temps travaille contre eux de manière inéluctable mais n'a pas prise sur eux tant la répétition de jours et des gestes au quotidien a suscité une forme de durée indifférenciée. Dans les trous de mémoire, les vides, elles font "couple". L'un crée la dynamique pour l'autre et réciproquement. Et s'appuyant simultanément, concomitamment, parent les défaillances. Et l'amnésique n'est pas forcément celui qu'on croit.

Cette pièce décrivant l'évaporation de la mémoire lors du vieillissement diffuse une humeur qui charge d'humour les anecdotes, les paroles anodines. Elles convergent vers un moment ultime, de tact et de tendresse qui efface le drame. Comme pour rire encore, comme pour rire ensemble et atteindre un équilibre avant de… pourrir ensemble : forcément sublime.

Le spectateur est ému. Le public ovationne.

"Les Chaises"

© Régis Durand De Girard.
© Régis Durand De Girard.
Texte : Eugène Ionesco (Éditions Gallimard - collection Folio théâtre).
Mise en scène : Bernard Levy.
Avec : Thierry Bosc, Emmanuelle Grangé, Michel Fouquet.
Collaboration artistique : Jean-Luc Vincent.
Scénographie : Alain Lagarde.
Lumière : Christian Pinaud.
Création son : Xavier Jacquot.
Costumes : Claudia Jenatsch.
Maquillage/coiffure : Agnès Gourin Fayn.
Durée : 1 h 30.

Du 19 mars au 14 avril 2019.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 16 h.
Théâtre de l'Aquarium, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 43 74 99 61.
>> theatredelaquarium.net

Tournée
Du 24 au 27 avril 2019 : Théâtre de la Manufacture - Centre Dramatique National, Nancy (54).

Jean Grapin
Mardi 26 Mars 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024