La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"As Comadres" Rêves de pacotilles et désillusions réelles de femmes (im)puissantes

"Rêver un impossible rêve/Porter le chagrin des départs (…) Tenter, sans force et sans armure/D'atteindre l'inaccessible étoile/Telle est ma quête…", s'écriait avec véhémence Jacques Brel dans la comédie musicale "L'Homme de la Mancha" dont il épousait à s'y méprendre le destin. Quelque cinquante années plus tard, les femmes brésiliennes d'"As Comadres" portent toutes en elles des blessures profondes que des rêves de pacotilles peuvent un temps - un temps seulement - tenter de recouvrir… Au contact de ces vies minuscules traversées par une énergie sans pareille, persiste le sentiment d'être touché en plein cœur par cette comédie musicale aux accents vibrant d'une humanité à fleur de peau.



© Pedro Guimaraes.
© Pedro Guimaraes.
L'argument aussi peu crédible que spectaculaire - l'une des sœurs vient de gagner un million de timbres à coller dans des livrets offrant accès aux objets convoités du monde de la consommation - n'est que prétexte à révéler leurs existences tourmentées par leurs désirs inassouvis. Toutes différentes (il y a parmi elles des dominantes, des bougonnes, des timides, des émancipées) et pourtant toutes semblables dans ce qui les unit à jamais (?) - leur condition de femmes faisant d'elles les victimes consentantes (?) d'une société patriarcale qui les (sou)met à ses se(r)vices -, terriblement "aimables" jusque dans leurs failles de ménagères exploitées, en quête de rêves préfabriqués par d'autres qu'elles.

Car que l'on ne s'y trompe pas, leur aliénation est ressentie de manière d'autant plus cruelle qu'elles en sont aussi les "actrices", mues par des ressorts déposés en elles par une société ayant tout à gagner à les insérer dans sa logique marchande. Ainsi, le mirage de pouvoir s'offrir tous les objets de "La complainte du progrès", moquée naguère par Boris Vian, les rend doublement victimes : après avoir été les proies du "sexe fort", elles le sont de leur "sexe faible". Ainsi va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se brise laissant apparaître, jusque dans l'abattement, jusque dans les bleus à l'âme et ses fêlures, les prémices d'une révolte salutaire.

Ce qui rend le propos porteur d'une énergie vitale à tout rompre - tant les digues extérieures qu'internes -, c'est la mise "en scène" fulgurante de ces tragédiennes du quotidien magnifiées par un livret, une orchestration, une chorégraphie, une composition plastique métamorphosant l'insoutenable en fête des sens. On se met à penser à l'énergie développée par "West Side Story" réactualisé par Spielberg, tant on retrouve le même élan (en en gommant judicieusement le côté bluette sentimentale) nous poussant irrésistiblement vers cette assemblée de femmes, nos sœurs en humanité.

© Pedro Guimaraes.
© Pedro Guimaraes.
Quinze personnages hauts en couleurs, joués à tour de rôle par vingt et une comédiennes brésiliennes aux couleurs de peau différentes, se relayant au plateau pour constituer un chœur contemporain - écho de la dramaturgie à l'œuvre - vont livrer un spectacle total s'ouvrant sur un premier morceau musical donnant le tempo de ce qui va suivre. "La maison sera toute neuve ! J'ai déjà choisi, j'va tout avoir ça !", s'écrie l'héroïne hystérisée par le gain, auquel le chœur répond, comme une seule femme, "Elle va tout avoir ça ! Gratis, Gratis Gratis !", au rythme scandé des sacs à mains tenus serrés sur leur poitrine de femmes du peuple.

Mais très vite l'humeur festive se lézarde… Une première femme, conviée pour aider les quatorze autres à coller les timbres dans les livrets, ressent le bonheur de sa consœur chanceuse comme une cruauté insoutenable soulignant la misère de sa vie à elle, ployant sous les tâches répétitives d'une vie sans horizon. Et le chœur - une nouvelle fois - d'offrir une caisse de résonance où les femmes, visages distordus et plumeaux, déboucheurs à ventouse, balayettes et autres ustensiles ménagers en mains, redoublent leur chorégraphie de paroles faisant résonner jusqu'à nous leur "petite vie pourrie" dupliquée à l'infini.

Contrastant avec ce qui est la sombre réalité de ces femmes s'échinant au travail sans la moindre considération, des bulles savoureuses - ainsi de l'énoncé interminable d'une liste d'invités, reprise à l'identique par le chœur - déclenchent une hilarité rassérénante. Tout comme leur mesquine jalousie se muant en actes de rébellion révolutionnaire : la propriété étant le vol, elle le pratique généreusement pour mieux se distribuer les richesses du gain… Dépourvues de la conscience politique des ménagères de Dario Fo - "On ne paie pas ! On ne paie pas !" - elles réinventent à leur échelle la juste réappropriation des biens…

Ariane Mnouchkine © Pedro Guimaraes.
Ariane Mnouchkine © Pedro Guimaraes.
Et puis, dans ce concert d'existences se donnant à voir avec fracas, il y a l'infinie et émouvante solitude de cette timide demoiselle en demande d'amour, la morgue pitoyable de la transfuge de classe snobinarde se drapant (in)dignement des lumières de l'Europe où elle se targue d'avoir voyagé, ou encore la troublante détresse pointant sous un masque volontaire de cette jeune femme émancipée payant très cher l'amour d'un bad boy l'ayant séduite avant de la rejeter… Un échantillon représentatif de la gent féminine, de la gent humaine.

Dans cette assemblée dominée par les frustrations à vif tout écart de conduite par rapport à la morale conservatrice fait figure de scandale, tant il est impensable pour ces femmes d'entrevoir une existence échappant à la soumission, au patron et/ou au mari. Mais parfois il suffit d'un petit déclic pour que d'autres voies s'ouvrent… "J'suis venue au monde par la porte de derrière, j'vais prendre la porte de devant !", chantent-elles en chœur rompant ainsi avec leur double assignation de classe et de genre.

Ainsi le vent se lève sur le plateau, un vent de révolte à l'aune des dominations subies… sans que pour autant ne se referme le piège d'un happy end qui ôterait toute profondeur à cette immersion en eaux troublées. Le final, summum de cruauté distillée avec une infinie douceur, est à l'image de cette fulgurante tragi-comédie musicale où le flamboyant de la mise en jeu et la tonicité des actrices-chanteuses le disputent au roman noir de la condition féminine.

Bénéficiant de la (super)vision d'une autre femme essentielle au théâtre - la fondatrice du mythique Théâtre du Soleil, Ariane Mnouchkine - "As Comadres" nous poursuit bien après sa représentation tant cet hymne à ces magnifiques actrices-femmes (im)puissantes est porteur d'émotions fortes.

Vu le mercredi 8 décembre 2021 au TnBA, Grande salle Vitez, Bordeaux.

"As Comadres"

© Pedro Guimaraes.
© Pedro Guimaraes.
D'après "Les Belles-Sœurs" de Michel Tremblay.
Livret, paroles et mise en scène : René Richard Cyr.
Musique : Daniel Bélanger.
Direction musicale : Wladimir Pinheiro.
Supervision artistique de la version brésilienne et direction des actrices : Ariane Mnouchkine.
Avec (en alternance) : Ana Achcar, Ana Paula Secco, Ariane Hime, Beth Lammas, Fabianna de Mello e Souza, Flavia Santana, Gabriela Carneiro da Cunha, Gillian Villa, Iza Eirado, Janaína Azevedo, Julia Carrera, Julia Marini, Juliana Carneiro da Cunha, Laila Garin, Leda Riba, Leticia Medella, Lilian Valeska, Maria Ceiça, Sirleia Aleixo, Sonia Dumont, Thallyssiane Aleixo.
Piano : Catherine Henriques.
Percussions : Karina Neves ou Georgia Câmara.
Basse : Marcello Sader.
Livret en portugais : Julia Carrera.
Paroles des chansons en portugais : Wladimir Pinheiro, Sonia Dumont.
Décor original : Jean Bard.
Adaptation brésilienne du décor : Mina Quental avec l'aide d'Ana Clara Albuquerque, Mariana Castro, André Salles et Willian Eduardo dos Santos.
Costumes : Thiago Ribeiro avec l'aide d'Ana Flávia Massada.
Lumières : Hugo Mercier Bosseny, João Gioia.
Son : João Gabriel Mattos avec l'aide d'Adriana Lima.
Assistants à la mise en scène : Hélène Cinque, Tomaz Nogueira da Gama.
Enregistrement et montage vidéo : Jeanne Dosse.
Durée : 1 h 45.

© Pedro Guimaraes.
© Pedro Guimaraes.
Le spectacle a été créé le 27 mars 2019 au Théâtre Guairinha dans le cadre du Festival de Teatro de Curitiba (Brésil).
A été représenté du mardi 7 au samedi 11 décembre 2021 au TnBA à Bordeaux.

Du 23 au 30 décembre 2021.
Tous les soirs à 20 h 30 et le dimanche 26 à 14 h 30.
Relâche les 24 et 25 décembre.
Théâtre du Soleil, La Cartoucherie, Paris 12e, 01 43 74 24 08.
Attention. Les représentations auront lieu au Théâtre de l'Épée de Bois situé également à la Cartoucherie.
>> theatre-du-soleil.fr

Yves Kafka
Vendredi 17 Décembre 2021

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024