La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Elles vivent" Représentation d'une fiction-réalité (ou l'inverse) aux allures débonnaires

Que recouvre ce "elles" énigmatique annonçant la nouvelle performance de l'Amicale, plateforme coopérative friande d'expérimentations hybrides ? Ce pronom, porte-drapeau de la mécanique "vivante" occupant le plateau, renvoie… aux idées… non celles du cénacle d'aristocrates contemplatifs de La République de Platon, mais celles que, dans le monde commun, tout un chacun manie. Ainsi nous, spectateurs lambdas, sommes-nous conviés au cœur de ce laboratoire loufoque élisant les idées au rang d'êtres vivants capables de révolutionner nos existences terre à terre.



© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Loin de l'atmosphère feutrée d'aristocrates athéniens dissertant doctement sur le monde des idées devant un cénacle de citoyens éthérés, la bande de joyeux lurons au plateau va s'ingénier à réaliser un exercice d'équilibriste, devant un parterre de quidams… Utilisant le ton de la légèreté et les ressources du comique compassionnel, ils vont s'attacher (parfois un peu à la mode Téfal) à nous faire poêler de rire pour mieux distiller - non sans esprit de sérieux - leur viatique : toute idée, adressée à soi ou aux autres, prend statut de parole performative et, à ce titre, contient une charge insoupçonnée équivalente à celle déployée par les accélérateurs de particules.

En guise de préambule, comme pour nous mettre "au parfum" de l'esprit de (non)sérieux présidant à cette immersion à venir dans le monde improbable des idées traitées comme des entités vivantes à l'instar de Pokémons farceurs ou d'extra-terrestres invasifs, une médiatrice pétrie de bienveillance New Age annonce les expériences de réalité augmentée. Le premier tableau ouvre en effet sur une projection montrant trois personnages dessinés, chercheurs à oreilles de chat, en quête d'un logo propre à promouvoir une plateforme chorale à visée conviviale. Pour ce faire, l'un des acteurs manipule à distance les interlocuteurs à l'aide d'une manette. D'emblée les univers de la réalité et de la fiction se recouvrent pour créer un monde aux contours incertains… et aux possibilités infinies.

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Un autre tableau immerge dans une forêt - on pense au fameux tableau de Magritte, "Le Blanc-Seing", dans lequel une cavalière est représentée se superposant contre toute logique avec les troncs des arbres inversés - où un avatar humain après un stage de yoga, hypnose, tisane, passé dans un aquarium reproduisant à s'y tromper le liquide amniotique, avale une gélule destinée… à soigner ses crampes ventrales (humour, humour). Une fois coiffé d'un casque de réalité virtuelle, les images stockées dans son cerveau sont rétroprojetées sur grand écran révélant une batterie de tableaux bucoliques apaisants. Le mode hologramme permet quant à lui de mettre l'observateur à la place du sujet réfléchissant afin qu'il vive "en vrai" le souvenir de l'autre. Un jeu de rôles pour s'échanger en direct les émotions perçues.

Et puis, dans ce monde d'après à vertus résolument bienfaisantes, on assiste à un vrai faux débat politique traversé par le désir princeps de créer un cadre de communication bienveillante. Ainsi, coiffés cette fois-ci de chapeaux de conversation porteurs d'inscriptions éloquentes ("je suis faillible", "je vis dans un monde parallèle"), il va être (dé)montré que l'on pourrait s'écouter sans se sentir menacé, tenter de se comprendre au lieu de fourbir les arguments qui tuent. En clair, on pourrait gentiment s'aimer au lieu de se combattre…

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
Dialoguer avec les arbres qui nous écoutent avec bienveillance, convoquer l'esprit de la forêt pour nous aider à réfléchir, déminer nos Pokémons de la peur en les apprivoisant, convoquer les ressources de la magie paradoxale (en faisant appel aux versets de la prière du bâton, voire de la gélule de la placebomagie)… Bref, au propre comme au figuré, chausser joyeusement mais résolument des lunettes aux verres déformants pour voir la réalité autrement. Et de cette transmutation narrative, naîtra des effets de réalité insoupçonnables où les nouvelles visions deviendront créatrices de réalité… non virtuelle. Certes, c'est une formidable blague, mais il suffirait d'y croire…

Tout cela est sans conteste drôle et bien ficelé. En effet, dans une atmosphère bon enfant où le message New Age du soin à accorder à l'autre autant qu'à soi est délivré tambour battant, choisir l'humour décalé pour montrer qu'un autre monde est possible ici-bas est certes des plus réconfortant… Mais si la performativité des idées, réalisant ce qu'elles énoncent, est une réalité à prendre stricto sensu "en contes", on peut cependant questionner ici les ressorts pokémonistes voire bisounours d'un projet adoptant délibérément le ton du non sérieux pour instiller, le plus sérieusement du monde, une philosophie hors-sol bannissant l'idée du conflit assumé comme outil d'émancipation. Le réel insiste, et lorsque nous désirons le refouler, il s'invite à notre chevet, faisant effraction dans les représentations édulcorées de nos rapports au monde redessiné, nous laissant alors littéralement sur le cul.

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
En plagiant la parole apocryphe de Galilée, on serait tenté de dire "et pourtant elles vivent". C'est la raison pour laquelle, lorsqu'elles sont garantes de liberté, les idées méritent qu'on les défende, bec et ongles si nécessaire, devrait-on parfois en mourir. Les théories du développement personnel à visée intégrative et de la bienveillance sirupeuse, le happy management, érigés en outils discrets de manipulation et de domination, ont fait long feu [de tout bois]. Le temps des Pokémons est réellement derrière nous. Voici venu "le temps des cerises"…

Vu le mercredi 6 avril 2022 au Carré, un des trois lieux de la Scène Nationale Carré-Colonnes de Saint-Médard-en-Jalles (33). La pièce a été représentée du mercredi 6 au vendredi 8 avril.

"Elles vivent"

© Matthieu Edet.
© Matthieu Edet.
"Feu de tout bois", ancien titre.
Conception : Antoine Defoort/l'Amicale.
Collaboration artistique : Lorette Moreau.
Avec : Sofia Teillet, Alexandre Le Nours, Antoine Defoort, Arnaud Boulogne.
Régie générale : Simon Stenmans.
Création sonore : Mélodie Souquet.
Création musicale : Lieven Dousselaere.
Scénographie : Marie Szersnovicz.
Regard extérieur : Stephanie Brotchie.
Bricolage : Sebastien Vial, Vincent Tandonnet.
Conception du robot de la réforme du fliflifli : Kevin Matagne.
Conseiller logomorphe : Esprit de la Forêt.
Durée : 1 h 30.

Tournée
17 et 18 juin 2022 : Kaaitheater, 19, square Sainctelettesquare, Bruxelles (Belgique).

Yves Kafka
Jeudi 14 Avril 2022

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024