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Théâtre

"Écho" L'écho-système d'un jeune homme éploré…

Si, dans "Les Souffrances du jeune Werther", le héros de Goethe avait recours au suicide pour exorciser le chagrin de ne pouvoir s'approprier l'objet de son désir, Vanasay Khamphommala, artiste compagnonne du TnBA, convoque la nymphe Écho et ses dérivés pour se libérer d'un réel chagrin d'amour. Conçue comme une performance intimiste ouvrant sur une expérience universelle, l'œuvre "transgenre" emprunte à plusieurs univers son écriture tout en se faisant polyphonique.



© Pauline Le Goff.
© Pauline Le Goff.
Montrer à ses semblables un être dans toute la vérité de sa nature amoureuse, tel pourrait être le crédo de celui qui prend d'emblée le risque d'avancer nu sur un plateau de théâtre, portant sur/sous sa peau la honte d'exposer au grand jour une blessure intime. Nu ? Pas tout à fait… Une autre figure le recouvre, celle de la Nymphe Écho, amoureuse folle de Narcisse, privée à jamais de voix pour le lui déclarer suite à la colère de Junon. Après avoir voulu mourir pour en finir avec ce chagrin dévorant qui la mine, un(e) nouvel(le) Écho prendra forme au terme d'une traversée réservant quelques surprises.

Filmée caméra à l'épaule, une longue séquence apparaît en fond de scène pendant qu'au premier plan, l'artiste agenouillé se livre, longs cheveux défaits, à une cérémonie rituelle célébrant l'incorporation de l'amant autant que son désenvoûtement. Projetés en gros plan, son visage et ses paroles ne font qu'un pour dire le chagrin des amours perdues. Propos recueillis in vivo où, par un effet de réalité recherchée, on peut voir distinctement le lieu de la rupture "Oberkampf - Les Filles du Calvaire".

© Pauline Le Goff.
© Pauline Le Goff.
Comme la nymphe Écho, il en a perdu la voix. Les mots ne trouvant d'issue au barrage de ses lèvres scellées, il n'a pu retenir son amant aussi beau que Narcisse. Sur le plateau, ses mains remontent jusqu'à sa gorge nouée pour extirper de sa bouche une galette imbibée de salive. Et plantant là dans son sein une fleur, un narcisse, défilent sur l'écran le nom de toutes celles et ceux qui eurent un jour, comme lui, à mourir d'un chagrin d'amour. Revêtu de la tunique d'Écho, il meurt alors à son tour de n'avoir pu dire tout son attachement à l'être aimé. "L'effet Werther", dirait un certain sociologue américain.

Mais ce sempiternel destin réservé aux chagrins d'amours, cristallisant tout ce que les films, les livres, les chansons, les tragédies, les opéras, les séries TV ont pu charrier depuis que la culture s'est saisie du mythe d'Écho, est vite questionné à l'aune de ce qui l'a produit : un corpus marqué par la préséance de la souffrance féminine, blanche et hétérosexuelle. Dès lors, recouvert de pelletées de terre généreusement versées sur lui, ensommeillé sous une bâche, l'artiste délègue à ses avatars le soin de raconter une autre histoire d'Écho… En effet, d'autres qu'Ovide n'ont-ils pas suggéré d'autres pistes, celle par exemple du Dieu Pan éconduit par la nymphe, violant et démembrant son corps jusqu'à sa voix dispersée aux quatre vents ?

© Pauline Le Goff
© Pauline Le Goff
N'y aurait-il pas d'autres versions à écrire à la lumière de notre contemporanéité ? Autour du tas de terre où repose Écho, un étrange piquenique a lieu, réunissant des performeurs surprenants comme la cantatrice et comédienne Natalie Dessay, la dominatrice BDSM Caritia Abell née à Londres et revendiquant ses origines afro-caribéennes, ou encore l'acteur Pierre-François Doireau connu pour sa puissance et "sa beauté atypique". Leur seule présence sur le plateau - ajoutée à celle de deux autres piqueniqueurs de passage, Gérald Kurdian (musique) et Théophile Dubus - déjoue les attendus d'un traitement normatif du mythe d'Écho.

En entendant les chagrins d'amour relayés longuement, très longuement, trop longuement (visiblement c'est voulu) par les participants de cet étrange déjeuner sur l'herbe, Écho, qui se nourrit des chagrins des autres ayant été privé à jamais du sien, respire de plus en plus fort jusqu'à en faire frémir le tas de terre le recouvrant... La Malédiction d'Écho aurait-elle été brisée ?

Indéniablement, le projet de Vanasay Khamphommala révèle un engagement total autant dans sa conception fouillée - après "Vénus et Adonis" (2015), "Orphée Aphone" (2019) et "Le Bain de Diane" (2020), "Écho" (2022) constitue le quatrième volet dédié à une relecture des "Métamorphoses" d'Ovide - que dans sa mise en jeu sans tabou. Cependant, l'on peut être, et à juste titre, un brin dérouté par la seconde partie, un piquenique bucolique certes surréaliste, mais qui n'excite pas suffisamment les papilles pour donner l'envie d'y participer… Au risque que d'autres échos viennent recouvrir ceux-là…

Vu au TnBA, Bordeaux, le vendredi 21 octobre 2022. A été représenté du 18 au 22 octobre.

"Écho"

© Pauline Le Goff
© Pauline Le Goff
Création 2022.
Dramaturgie, texte et performance : Vanasay Khamphommala, artiste compagnonne du TnBA.
Avec : Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala.
Avec la participation de : Théophile Dubus et Gérald Kurdian.
Performance d'écriture vidéo : Théophile Dubus.
Collaboration artistique : Théophile Dubus et Paul B. Preciado.
Musique et son : Gérald Kurdian.
Scénographie, Caroline Oriot.
Lumières : Pauline Guyonnet.
Costumes : Céline Perrigon.
Régie générale : Charlotte Girard.
À partir de 16 ans.
Durée : 1 h 30.
>> tnba.org

Tournée
Du 5 au 7 décembre 2022 : Halle aux grains - Scène nationale, Blois (41).
Du 12 au 14 décembre 2022 : Maison de la Culture, Amiens (80).

Yves Kafka
Samedi 29 Octobre 2022

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