La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

Une version de Claudel qu’on n’échangerait pas !

Entre les mains de Valérie Castel-Jordy, "l’Échange" de Paul Claudel retrouve son cri de jeunesse, bestial et sensuel. Les mots deviennent chairs pour s’élever jusqu’à nous et transpercer l’écorce de nos âmes. Difficile de résister à une telle beauté.



Une version de Claudel qu’on n’échangerait pas !
L’Échange, c’est le récit de ceux qui briguent ce qu’ils n’ont pas. À n’importe quel prix. C’est aussi l’histoire d’un plan diabolique, d’un "échange" fomenté par un riche homme d’affaires américain (Thomas Pollock Nageoire) et un jeune type, pauvre et à moitié sauvage, pris surtout dans l’urgence furieuse de ses vingt ans (Louis Lane). Tous les deux se mettent d’accord pour s’échanger leur épouse. Mais si la sulfureuse et sensuelle Léchy Elbernon est attirée par Lane, la pure et jeune amoureuse, Marthe, ne peut accepter d’entrer dans leur danse. Les liens sacrés qui l’unissent à Louis vont au-delà des considérations matérielles. Son amour est un bien plus précieux que les dollars de l’Américain. Dans cette pièce à quatre personnages, chacun pourrait être le double inversé de l’autre. Ici, l’opposition est marquée par une mise en scène et un jeu qui redoublent de beauté et de finesse.

Sable blanc et bruits de vagues. Marthe (Émilie Cazenave) et Louis Lane (Pierre Deverines) sont comme deux êtres échoués sur une île. Le corps entièrement nu (superbe !) de Louis qui court et batifole au milieu des spectateurs ressemble à Adam au dernier jour de la création, dans le jardin d’Eden. Ses gestes sont primitifs et puissants, un accent tribal se dégage de cette "tige nerveuse". Ce jeune chien fou ne peut résister à sa soif de liberté ni à son désir (insatiable) de goûter au fruit interdit : il reluque la femme du riche propriétaire qui les héberge, Lechy. Elle est ce serpent irrésistible qui s’enroule autour de son corps. La tentation est trop forte, le poison qui s’infiltre a déjà pris possession de cette âme. Trop tard, la pomme a été croquée.

On peut dire, sans mauvais jeu de mots, que la prise de corps des personnages est d’une beauté rare. L’étude précise de chaque mouvement entre Louis et Lechy est à la limite du geste chorégraphié. Leur danse de l’amour est l’union sauvage et bestiale de deux corps en furie, contrebalancée par la voix pure de Marthe. L’ancienne sociétaire de la Comédie Française, Isabelle Gardien (Lechy), dans sa robe rouge flamboyante, est véritablement cette "touffe de fleur funèbre" dont parle l’auteur. Elle est "comme l’animal qui va", à la fois ange perfide et démon loyal. Grâce au travail de Valérie Castel-Jordy, mais aussi de son assistant Éric Nesci, le couple adultère donne à voir et à entendre un Claudel au souffle monstrueux et pneumatique, le verbe sacré empoigné dans sa chair la plus brute.

Et le contraste avec Marthe, restée seule sur son rocher, en est d’autant plus poignant. Le décor du premier plan, simple et épuré, fait écho à la voix pure et solitaire de la jeune fille. La belle branche qui descend des cintres apparaît dans une simplicité étincelante. Elle fait face aux ombres fantasmatiques et fantasmées d’un arrière-plan rougeoyant et nébuleux. Les âmes en dérive tournoient derrière un voilage tout en transparence. En coupant le fond de la scène en deux, il marque une frontière, celle de l’inconscient dans lequel on tente de pénétrer. Belle superposition des mots, des corps et des univers.

Le geste suppliant de Marthe, les bras tendus, ainsi que la douleur infinie qui s’exprime sur le visage de la comédienne ne sont pas sans rappeler les sculptures de Camille Claudel, qui ont aussi été une source d’inspiration pour la metteuse en scène. La perte de son mari est littéralement vécue comme un arrachement, la mort d’une promesse, le déchirement d’un vœu sacré.

Aussi, pas étonnant que la proposition mercantile de Thomas Pollock (Hugues Martel) soit rejetée, la décision de la jeune femme est nette et sans appel. Il ne peut en être autrement dans la bouche de Marthe. Dans la peau du richissime Américain qui a "tout vu", "tout connu", le comédien est d’une justesse parfaite. On regrette néanmoins qu’il ne prenne pas plus de temps à faire ressentir sa fascination pour la jeune fille. Mais ce sera bien la seule remarque que nous aurons à faire tant nous avons été frappés par la puissance du verbe claudélien dans la bouche des comédiens.

Monter l’Échange (et d’une façon générale le théâtre de Claudel) n’est pas donné au tout venant. Bien éclairé celui qui choisit la première version (que Claudel reniera plus tard, dans sa vieillesse), la plus belle, la plus sexuelle aussi, mais certainement la plus inspirée. Et c’est de celle-là que Valérie Castel-Jordy s’empare quand elle décide de monter la pièce il y a quatre ans. Quatre années d’essais, de tentatives, de fermentation aussi… pour aboutir à ce spectacle. Quelle patience !

Quelle prouesse aussi. Surtout dans une société où tout doit se faire vite, très vite, dans un milieu (celui du spectacle vivant) où l’on ne peut se permettre d’attendre si longtemps, au risque d’accoucher d’un bâtard. Parce que oui, accouchement il y a bien. Ici la délivrance est un beau râle sublime, un mélange d’amour et de sacré. On souhaite à ce nouveau-né de rencontrer ses pairs… Une belle couronne ceint déjà son front. Pour notre part, le nectar que l’on recueille s’insinue goutte à goutte dans nos veines.

"Un éclair… Puis la nuit ! […] / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?". Comme Baudelaire avec sa "passante", l’impression laissée nous marquera pour longtemps.

L’ Échange

Une version de Claudel qu’on n’échangerait pas !
(Vu le 30 avril 2011)

Texte : Paul Claudel.
Mise en scène : Valérie Castel-Jordy.
Assistant et travail du mouvement : Eric Nesci.
Création musicale : David Georgelin.
Scénographie : Charlotte Villermet.
Construction : Jean-Paul Dewynter et Thierry Simonet.
Costumes : Angélique Calfati.
Lumières : Christine Mame.
Avec : Émilie Cazenave, Isabelle Gardien, Pierre Deverines, Hugues Martel.

Du 29 avril 07 mai 2011.
Du mardi au samedi à 20 h 30. Relâche le mercredi
et séance supplémentaire le vendredi 6 mai à 14 h 30.
Réservations : 01 55 48 06 90.
Pour plus de renseignements : www.theatreachatillon.com

Sheila Louinet
Mercredi 4 Mai 2011

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter







À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
05/04/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024