La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Une superbe "Traviata" de notre temps à l'Opéra Garnier

Simon Stone réussit brillamment son entrée sur la scène de l'Opéra de Paris avec une "Traviata" ultra contemporaine. Si le chef-d'œuvre de Verdi n'a rien perdu de son acuité, c'est aussi grâce au couple formé par Pretty Yende et Benjamin Bernheim à la tête d'une très belle distribution.



© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
Un an après la parution du roman d'Alexandre Dumas fils (1), Verdi signe en 1853 l'un des opéras les plus novateurs de sa carrière avec un livret resserré sur le drame de la courtisane repentie et sacrifiée sur l'autel des convenances, et grâce à une écriture d'une efficacité dramatique et psychologique qui préfigure le vérisme. Mélodrame au sujet scandaleux pour l'époque, faisant écho aux amours du compositeur avec la Strepponi, l'opéra sera dans l'œuvre verdienne le seul exemple d'une influence littéraire contemporaine. L'un des plus éclatants exemples également d'une écriture vocale et orchestrale au service de la peinture des sentiments plutôt qu'à celui des embardées narratives.

Que faire de ce mélodrame forcément daté aujourd'hui - mais qui n'a rien perdu de son pouvoir de séduction musicale ? Le jeune metteur en scène Simon Stone apporte une réponse éblouissante à cette question pour ses débuts à l'Opéra de Paris. Actualisant pour notre temps la pertinence du chef-d'œuvre verdien, Simon Stone fait de Violetta Valery non plus une courtisane mais une star des réseaux sociaux ; une championne du placement de produits dans la mise en scène permanente de sa vie de fêtes tapageuses - postée sur Instagram, Twitter et autres Youtube. Suivie par des millions d'abonnés, cette Traviata, femme dévoyée fragile et étoile brillante dans le vide intersidéral de la vie numérique, va tomber amoureuse d'un architecte de très bonne famille, Alfredo Germont, alors même qu'elle apprend que son cancer a récidivé.

© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
La proposition du metteur en scène d'origine australienne se révèle réjouissante à plus d'un titre. Les lieux traversés renvoient à une expérience à la fois hyper référencée (la Place Jeanne d'Arc dans le premier arrondissement parisien) et universelle (un kébab turc, le "Paristanbul", une boîte hype où se retrouvent les influenceurs d'aujourd'hui ; ou les arrière-boutiques sordides où se réfugient pour leur pause des employés en contrat précaire).

La campagne où Violetta et Alfredo cachent leurs amours ou la salle de chimiothérapie d'un hôpital quelconque se signalent par quelques signes immédiatement identifiables sur un simple fond uni - les lumières de James Farncombe installant les ambiances idoines. Nous connaissons et reconnaissons ces lieux et ces personnages qui nous paraissent vraiment familiers. Ces images nous cernent tous les jours. Premier tour de force.

Seconde trouvaille maligne : les messages (e-mails, sms) et les posts qui envahissent le plateau dans les tableaux retraçant la vie mondaine et les débuts heureux des amours de Violetta. La solitude, la maladie et la mort s'imposeront ensuite dans une austérité scénographique qui fait autant signe - sans la vidéo de Zakk Hein. Une actualisation de l'œuvre se révélant dès la première scène d'une absolue justesse dans une relecture qui se tiendra de bout en bout sans recours aux traitements au forceps (du répertoire) auxquels nous ont habitués bien des metteurs en scène censément novateurs.

© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
L'essence du drame est là ; il s'agit bien ici de l'impossible salut d'une femme écrasée par une société cruelle, égoïste et superficielle. À peine regrettera-t-on l'incrustation en lettres géantes des gros titres plutôt illisibles défilant d'un tabloïd, brouillant la force de l'affrontement entre Violetta et le père d'Alfredo à l'acte II (2).

Soutenue par un orchestre attentif, soucieux du chant et des climats antagonistes, la soprano sud-africaine Pretty Yende se révèle prodigieuse dans cette prise d'un rôle qu'elle a longtemps repoussé. Dans sa robe d'or façon Marylin Monroe (une autre Traviata suggérée en filigrane), la chanteuse réunit charisme scénique et performance vocale - même si sa technique de respiration dans les mélismes est quelque peu étonnante en cette première.

S'imposent cependant la richesse, la rondeur et le diapré d'un très beau soprano au souffle apparemment infini - atteignant facilement le mi bémol final du dernier air de l'acte un et le tenant. Benjamin Bernheim est un Alfredo de grande classe dès sa déclaration d'amour initiale. Cet élégant chanteur au timbre enchanteur ne déçoit décidément jamais. Ludovic Tézier incarne avec autorité et finesse un Giorgio Germont impérial puis humain. Tous trois peuvent se permettre des raffinements subtils dans leur chant, exprimant la variété des réactions et sentiments de leurs personnages dans la vision intimiste de Simon Stone - et dans les décors de Bob Cousins.

© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
Le reste de la distribution est à l'avenant. Catherine Trottmann (pour ses débuts à l'Opéra de Paris) est une délicieuse Floria, Marion Lebègue une Annina bien campée. Le Baron Douphol du baryton Christian Helmer, le Gastone de Julien Dran et le Docteur Grenvil de Thomas Dear se distinguent avec talent. Une mention spéciale sera donnée aux chœurs excellents dirigés par José Luis Basso. D'une force, d'une cohésion et d'une précision sans faille, ils éclairent ce sombre drame, du "Libiamo" initial au ballet des gitanes et toréadors de l'acte II et jusqu'au joyeux chœur du carnaval au troisième acte. Cette intelligente "Traviata", miroir de notre misère moderne, est à découvrir absolument.

(1) Le livret de Francesco Maria Piave fut imaginé à partir du roman de Dumas fils, "La Dame aux camélias".
(2) On avoue n'avoir guère compris également la première interruption de la soirée pour un long entracte au bout d'une demi-heure seulement.


Du 12 septembre au 16 octobre 2019.
Opéra de Paris - Salle Garnier.
Place de l'Opéra, Paris (9e).
Tél. : 08 92 89 90 90.
>> operadeparis.fr

© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
Retransmission en direct au cinéma le 24 septembre 2019.

"La Traviata" (1853).
Opéra en trois actes.
Musique de G. Verdi (1813-1901).
Livret en italien de F. M. Piave.
Surtitré en français et en anglais.
Durée : 3 h 05 environ.

Michele Mariotti, direction musicale.
Simon Stone, mise en scène.
Alice Babidge, costumes.
Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Paris.

© Charles Duprat/Opéra national de Paris.
© Charles Duprat/Opéra national de Paris.

Christine Ducq
Mardi 17 Septembre 2019

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique












À Découvrir

"La Chute" Une adaptation réussie portée par un jeu d'une force organique hors du commun

Dans un bar à matelots d'Amsterdam, le Mexico-City, un homme interpelle un autre homme.
Une longue conversation s'initie entre eux. Jean-Baptiste Clamence, le narrateur, exerçant dans ce bar l'intriguant métier de juge-pénitent, fait lui-même les questions et les réponses face à son interlocuteur muet.

© Philippe Hanula.
Il commence alors à lever le voile sur son passé glorieux et sa vie d'avocat parisien. Une vie réussie et brillante, jusqu'au jour où il croise une jeune femme sur le pont Royal à Paris, et qu'elle se jette dans la Seine juste après son passage. Il ne fera rien pour tenter de la sauver. Dès lors, Clamence commence sa "chute" et finit par se remémorer les événements noirs de son passé.

Il en est ainsi à chaque fois que nous prévoyons d'assister à une adaptation d'une œuvre d'Albert Camus : un frémissement d'incertitude et la crainte bien tangible d'être déçue nous titillent systématiquement. Car nous portons l'auteur en question au pinacle, tout comme Jacques Galaud, l'enseignant-initiateur bien inspiré auprès du comédien auquel, il a proposé, un jour, cette adaptation.

Pas de raison particulière pour que, cette fois-ci, il en eût été autrement… D'autant plus qu'à nos yeux, ce roman de Camus recèle en lui bien des considérations qui nous sont propres depuis toujours : le moi, la conscience, le sens de la vie, l'absurdité de cette dernière, la solitude, la culpabilité. Entre autres.

Brigitte Corrigou
09/10/2024
Spectacle à la Une

"Very Math Trip" Comment se réconcilier avec les maths

"Very Math Trip" est un "one-math-show" qui pourra réconcilier les "traumatisés(es)" de cette matière que sont les maths. Mais il faudra vous accrocher, car le cours est assuré par un professeur vraiment pas comme les autres !

© DR.
Ce spectacle, c'est avant tout un livre publié par les Éditions Flammarion en 2019 et qui a reçu en 2021 le 1er prix " La Science se livre". L'auteur en est Manu Houdart, professeur de mathématiques belge et personnage assez emblématique dans son pays. Manu Houdart vulgarise les mathématiques depuis plusieurs années et obtient le prix de " l'Innovation pédagogique" qui lui est décerné par la reine Paola en personne. Il crée aussi la maison des Maths, un lieu dédié à l'apprentissage des maths et du numérique par le jeu.

Chaque chapitre de cet ouvrage se clôt par un "Waooh" enthousiaste. Cet enthousiasme opère aussi chez les spectateurs à l'occasion de cet one-man-show exceptionnel. Un spectacle familial et réjouissant dirigé et mis en scène par Thomas Le Douarec, metteur en scène du célèbre spectacle "Les Hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus".

N'est-ce pas un pari fou que de chercher à faire aimer les mathématiques ? Surtout en France, pays où l'inimitié pour cette matière est très notoire chez de nombreux élèves. Il suffit pour s'en faire une idée de consulter les résultats du rapport PISA 2022. Rapport édifiant : notre pays se situe à la dernière position des pays européens et avant-dernière des pays de l'OCDE.
Il faut urgemment reconsidérer les bases, Monsieur le ministre !

Brigitte Corrigou
12/04/2025
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024