La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Lyrique

Un ingénieux "Rake's Progress" au Festival d'Aix

L'opéra d'Igor Stravinski, chef-d'œuvre de la vieillesse qu'il crée en 1951, est programmé au Festival lyrique d'Aix-en-Provence jusqu'au 18 juillet. Cette production du metteur en scène Simon Mc Burney actualise avec humour et ingéniosité cette fable morale cruelle sur "le désir et la conscience" malheureuse du "Libertin".



© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Exilé aux États-Unis depuis 1939 et fait citoyen américain en 1945, Igor Stravinski, l'éternel errant, prend acte en s'installant à Hollywood du nouvel ordre mondial et culturel. Son ouvrage le plus long (2 h 30) et premier opéra en langue anglaise, "The Rake's Progress" (La Carrière du Libertin"), peut faire l'objet d'une double lecture : en apparence un ouvrage qui ferme le ban à la période néo-classique du compositeur avec ses références à des opéras des ères baroque et classique, mais qui peut aussi se lire comme le bilan désenchanté voire angoissé d'un compositeur de soixante-dix ans, que les dodécaphonistes - tel Arnold Schönberg son voisin en Californie - ont ringardisé.

Le séducteur raté Tom Rakewell est donc tout autant un personnage inspiré par la série d'estampes de William Hogarth au XVIIIe siècle sur le thème du Libertin, qu'une possible projection du compositeur lui-même.

Conseillé par son autre voisin à Hollywood, l'écrivain Aldous Huxley, Stravinski choisit le poète W. H. Auden pour le livret, qui collaborera avec C. S. Kallman. Ils créeront deux personnages qu'on ne trouve pas dans les gravures apologétiques de Hogarth : Nick Shadow (ce personnage diabolique qui permet l'introduction d'un pacte faustien dans l'intrigue) et Ann Trulove, l'amoureuse pure de Tom. L'histoire se décline en neuf tableaux tantôt bouffons tantôt sarcastiques ou lyriques. On y suit la trajectoire de Tom Rakewell qui tombe de Charybde en Scylla.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Amoureux dans une première scène bucolique tel un héros de Monteverdi (l'ouverture de style baroque cite clairement "Orfeo"), Tom fait un vœu différent à chaque acte qui accélère sa chute et sa dépravation en le menant de la chaumière de sa fiancée à une maison close en ville puis à une résidence de luxe : "Je veux être riche" à l'acte I, "Je veux être heureux" à l'acte II - vœux qui font se matérialiser un être mystérieux prêt à se mettre à son service pour mieux l'asservir, Nick Shadow.

Finalement ruiné, corrompu moralement et ne se sentant plus digne d'Ann Trulove qui ne l'a pas abandonné malgré ses errements, son vœu au troisième acte sera plus modeste : "Je veux dormir", c'est-à-dire mourir et ce, dans un asile de fous. Un épilogue à la façon du "Don Giovanni" de Mozart viendra donner aux spectateurs la morale de l'histoire : "Tout le monde n'a pas une Trulove pour se sauver, chacun se rêve plus grand qu'il n'est …".

L'opéra, qui ressuscite les formes du passé, celles d'avant Wagner, avec ses ensembles vocaux, ses airs à reprises et da capo, ses récitatifs accompagnés au clavecin, convoque aussi les procédés de l'opérette, des musicals de Broadway ou du cinéma américain de l'âge d'or. Loin de n'être qu'un inventaire de citations et un mauvais pastiche, tel qu'on lui en fait le reproche à sa création à Venise en 1951, Stravinski invente ici une forme rhapsodique qui relève du post-modernisme des années cinquante mais qui est aussi profondément originale avec son style inimitable : une orchestration coloriste, une écriture vocale raffinée, et bien-sûr un travail éminent de rythmicien.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Si la question qui traverse l'ouvrage en filigrane est bien celle des choix successifs malheureux des Muses pour Tom Rakewell/Stravinski, Simon Mc Burney a choisi un autre point de vue actualisant une intrigue censée se passer au XVIIIe siècle. Simplicité, ingéniosité et humour sont les maîtres-mots d'une lecture des plus intéressantes parce qu'elle propose au spectateur un miroir de notre condition contemporaine tout à fait en phase avec l'œuvre.

Nous serions tous des Tom Rakewell happés par les mirages produits par les excès de notre société capitaliste - une société du spectacle de surcroît. Les costumes de Christina Cunningham sont en partie les nôtres (costumes sombres et robes bourgeoises), les personnages (qui sortent du public au troisième acte) se filment avec un portable et ces images sont projetées sur le papier blanc dont sont faits les trois murs du plateau : idée géniale qui fait de la fiction imagière d'aspirations vite brisées le moteur de l'œuvre.

De travellings cinématographiques qui nous font suivre Tom et Nick de la campagne à la mégalopole moderne en projection d'images de chiffres de Wall Street virant au rouge pour signifier la ruine du héros ou du palais plein du bric-à-brac des souvenirs acquis par Baba la Turque pendant ses tournées, la proposition scénique enchante par son dynamisme, son inventivité et son humour so british - apparemment moins amère que le livret d'Auden.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
L'amertume est pourtant bien là : le plateau tout blanc du début du premier acte fait penser à une chambre d'asile et nous savons que la carrière de Tom ne pourra que le renvoyer à cette prison mentale et à la mort au terme de sa course vaine.

La distribution est homogène, jeune, talentueuse. Tom Rakewell est, sous les traits du ténor américain Paul Appleby, un quidam torturé et naïf qui ne peut que se repentir de suivre aveuglément ses appétits et son infernal mentor, une sorte de trader, prestement incarné par le baryton-basse Kyle Ketelsen. La soprano américaine Julia Bullock donne sensibilité et esprit à sa Ann, personnage qui n'est donc pas ici l'ange de convention vu ailleurs. Autre idée superbe : l'épouse de Tom, Baba la Turque, n'est plus une femme à (fausse) barbe chantée par une mezzo, mais ici une star transformiste chantée par un contre-ténor - une vision plus actuelle.

Si l'alchimie n'a pas semblé prendre entre le chef Eivind Gullberg Jensen (en remplacement de Daniel Harding) et l'Orchestre de Paris dont la prestation se révèle assez décevante en termes de rythme et parfois d'expressivité (ce n'est pas faute de posséder d'incroyables solistes dans ses rangs), le chœur English Voices a ravi tant pour son engagement que pour son talent comique irrésistible.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Jusqu'au 18 juillet 2017.
Théâtre de l'Archevêché.
Place de l'Ancien Archevêché, Aix-en-Provence.
Tél. : 08 20 922 923.
>> festival-aix.com

"The Rake's Progress" (1951).
Opéra en trois actes et un épilogue.
Musique de Igor Stravinski.
Livret en anglais de W.H. Auden et C.S. Kallman.
Durée : 2 h 50 avec entracte.

Eivind Gullberg Jensen, direction musicale.
Simon Mc Burney, mise en scène.
Gerard Mc Burney, dramaturgie.

© Pascal Victor.
© Pascal Victor.
Michael Levine, décors.
Christina Cunningham, costumes.
Paul Anderson, lumières.
Will Duke, vidéo.

Julia Bullock, Ann Trulove.
Paul Appleby, Tom Rakewell.
Kyle Ketelsen, Nick Shadow.
David Pittsinger, Trulove.
Hilary Summers, Mother Goose.
Andrew Watts, Baba la Turque.
Alan Oke, Sellem.
Evan Hughes, Keeper of the Madhouse, N. Shadow 2.
English Voices.
Tim Brown, Chef de chœur.
Orchestre de Paris.

Christine Ducq
Lundi 10 Juillet 2017

Nouveau commentaire :

Concerts | Lyrique




Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À Découvrir

•Off 2024• "Mon Petit Grand Frère" Récit salvateur d'un enfant traumatisé au bénéfice du devenir apaisé de l'adulte qu'il est devenu

Comment dire l'indicible, comment formuler les vagues souvenirs, les incertaines sensations qui furent captés, partiellement mémorisés à la petite enfance. Accoucher de cette résurgence voilée, diffuse, d'un drame familial ayant eu lieu à l'âge de deux ans est le parcours théâtral, étonnamment réussie, que nous offre Miguel-Ange Sarmiento avec "Mon petit grand frère". Ce qui aurait pu paraître une psychanalyse impudique devient alors une parole salvatrice porteuse d'un écho libératoire pour nos propres histoires douloureuses.

© Ève Pinel.
9 mars 1971, un petit bonhomme, dans les premiers pas de sa vie, goûte aux derniers instants du ravissement juvénile de voir sa maman souriante, heureuse. Mais, dans peu de temps, la fenêtre du bonheur va se refermer. Le drame n'est pas loin et le bonheur fait ses valises. À ce moment-là, personne ne le sait encore, mais les affres du destin se sont mis en marche, et plus rien ne sera comme avant.

En préambule du malheur à venir, le texte, traversant en permanence le pont entre narration réaliste et phrasé poétique, nous conduit à la découverte du quotidien plein de joie et de tendresse du pitchoun qu'est Miguel-Ange. Jeux d'enfants faits de marelle, de dinette, de billes, et de couchers sur la musique de Nounours et de "bonne nuit les petits". L'enfant est affectueux. "Je suis un garçon raisonnable. Je fais attention à ma maman. Je suis un bon garçon." Le bonheur est simple, mais joyeux et empli de tendresse.

Puis, entre dans la narration la disparition du grand frère de trois ans son aîné. La mort n'ayant, on le sait, aucune morale et aucun scrupule à commettre ses actes, antinaturelles lorsqu'il s'agit d'ôter la vie à un bambin. L'accident est acté et deux gamins dans le bassin sont décédés, ceux-ci n'ayant pu être ramenés à la vie. Là, se révèle l'avant et l'après. Le bonheur s'est enfui et rien ne sera plus comme avant.

Gil Chauveau
14/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• Lou Casa "Barbara & Brel" À nouveau un souffle singulier et virtuose passe sur l'œuvre de Barbara et de Brel

Ils sont peu nombreux ceux qui ont une réelle vision d'interprétation d'œuvres d'artistes "monuments" tels Brel, Barbara, Brassens, Piaf et bien d'autres. Lou Casa fait partie de ces rares virtuoses qui arrivent à imprimer leur signature sans effacer le filigrane du monstre sacré interprété. Après une relecture lumineuse en 2016 de quelques chansons de Barbara, voici le profond et solaire "Barbara & Brel".

© Betül Balkan.
Comme dans son précédent opus "À ce jour" (consacré à Barbara), Marc Casa est habité par ses choix, donnant un souffle original et unique à chaque titre choisi. Évitant musicalement l'écueil des orchestrations "datées" en optant systématiquement pour des sonorités contemporaines, chaque chanson est synonyme d'une grande richesse et variété instrumentales. Le timbre de la voix est prenant et fait montre à chaque fois d'une émouvante et artistique sincérité.

On retrouve dans cet album une réelle intensité pour chaque interprétation, une profondeur dans la tessiture, dans les tonalités exprimées dont on sent qu'elles puisent tant dans l'âme créatrice des illustres auteurs que dans les recoins intimes, les chemins de vie personnelle de Marc Casa, pour y mettre, dans une manière discrète et maîtrisée, emplie de sincérité, un peu de sa propre histoire.

"Nous mettons en écho des chansons de Barbara et Brel qui ont abordé les mêmes thèmes mais de manières différentes. L'idée est juste d'utiliser leur matière, leur art, tout en gardant une distance, en s'affranchissant de ce qu'ils sont, de ce qu'ils représentent aujourd'hui dans la culture populaire, dans la culture en général… qui est énorme !"

Gil Chauveau
19/06/2024
Spectacle à la Une

•Off 2024• "Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles…

… face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
26/03/2024