La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"The Hidden Force"… Comme une force de la déraison

"The Hidden Force", Grande Hallle de la Villette, Paris

Ivo Van Hove reprend l'œuvre de Louis Couperus, écrite après une visite effectuée dans les Indes orientales néerlandaise (actuelle Indonésie) en 1900, dans une mise en scène qui allie vision politique et théâtrale portée par la musique et quelques chorégraphies.



© Jan Versweyveld.
© Jan Versweyveld.
La lumière éclaire une scénographie imposante avec son parquet de bois ocre. Une dissymétrie, que l'on retrouve dans les relations entre personnages, porte celle-ci. Sa petite table côté jardin, presque esseulée et son endroit silencieux. Son rayon d'instruments à percussion et à cordes côté cour et au centre, une pluie qui tombe par intermittence symbolisant à la fois un intérieur et un extérieur autant géographique que psychologique. Tout se joue et tout est exposé dans ce pré carré. Les décisions, les comportements, les colères, les conflits et les infidélités au centre. Côté jardin, les entrées, côté cour, les sorties.

Une musique, avec des percussions et un piano, suit scène à scène, pas à pas, une histoire avec ses protagonistes au travers de leurs rapports autant domestiques que politiques. L'un est le reflet de l'autre.

On se dénude, on s'approche à s'accrocher, dans le cas d'un fils à sa mère. L'inceste est présent, non nommé même si les rumeurs vont bon train et ne laisse aucun doute, ou si peu, pour le spectateur. Le fils est possessif avec sa mère jusqu'à l'agressivité. Cette dernière a abandonné son mari, Otto van Oudjick, dans son rôle de gouverneur d'Indes orientales néerlandaises (actuelle Indonésie) pour aller voler vers des amours interdites avec l'amoureux de sa fille. Le propos est aussi politique sur le rôle des colonies et de leur effondrement… que Louis Couperus (1863-1923) avait anticipé au tournant du XXe siècle.

© Jan Versweyveld.
© Jan Versweyveld.
Tout se lie derrière la mise à l'index d'une famille incarnant l'autorité coloniale, avec l'ordre qui est frappé du désordre, et ce, dans son propre giron familial et intime. Aussi aveugle aux drames domestiques, qui se jouent à tous ses étages, qu'aux coutumes locales. Chaque personnage a son lot de névroses. Le réel rattrape la réalité jusqu'au sang qui coule dans la douche. Jusqu'à cette pierre qui tape aux carreaux de leur fenêtre ou une violence externe qui ensanglante la fille.

La maison est frappée dans son symbole. À l'image de la mère, dans ses travers névrotiques, qui n'assume ni son rôle maternel ni celui d'épouse. À l'image du père aussi qui a perdu l'autorité sur son fils, l'amour et la fidélité de sa femme, le pouvoir qu'il lui échappe et ne tient que par la domination qu'il exerce sur sa fille qui le fuit. Le temple n'a plus de totem.

C'est superbe de douleur, de ruptures, de soumission. Il n'y a pas d'amour. Tout n'est qu'infidélité et désordre, magnifié par un ordre colonial qui vit ses derniers instants. La maison brûle, les propriétaires le savent mais restent. Les sentiments sont exacerbés sans être caricaturaux. Le plateau est caisse de résonance d'un intime qui se fait extime. Les ressorts de la passion incestueuse et morbide, d'un désordre politique et domestique s'étalent.

© Jan Versweyveld.
© Jan Versweyveld.
On rompt brutalement, on s'aime de façon expéditive mais on se consume à petit feu. L'amour est sans écho. Il fait figure de fugitif. C'est le symbole vivant d'une décrépitude qui n'est qu'assujettissement. Le maître d'un bref instant est esclave dans un autre mais long, beaucoup plus long. Tout échoue. C'est le transgressif qui s'étreint dans ses soubresauts.

Le chant est une pause à la pièce, presque un air de quiétude dans ce tumulte. Des chorégraphies viennent aussi casser à dessein le rythme en y apportant soit du recueillement, soit de l'énergie combative. Les personnages sont à la fois proches et lointains dans leur distance scénique, reflet de leurs rapports, âcres, violents, possessifs. Les relations sont mêlées. Rien n'est clair ou plutôt tout est chargé. Ce sont des relations de "couple". Les dialogues sont souvent à deux avec une troisième personne, physiquement ou "moralement" présente, et qui fausse l'équilibre. La passion, la colère et le désespoir s'y mêlent.

Les voix portent au loin. On s'interpelle, on se supplie. Et il y a ce temps fort avec ce cri, au moment d'une supplication, qui perce le silence assourdissant de l'ordre sous une pluie tombante. Superbe. La mise en scène est forte dans le rendu des émotions, par le biais des voix, et Ivo van Hove rend un hommage, ô combien mérité, à Louis Couperus, l'un des plus grands auteurs néerlandais, dont il estime qu'il reste très actuel et injustement méconnu.

"The Hidden Force"

Texte : Louis Couperus.
Mise en scène : Ivo van Hove.
Assistant à la mise en scène : Gilles Groot.
Avec : Bart Bijnens (Si-Oudijck), Mingus Dagelet (Addy de Luce), Jip van Den Dool (Théo van Oudijck), Barry Emond (Soenario, Régent van Ngadjiwa), Eva Heijnen (Doddy van Oudijck), Halina Reijn (Léonie van Oudijck), Maria Kraakman (Eva Eldersma), Chris Nietvelt (De Raden-Ajou Pangeran), Massimo Pesik (serviteur), Dewi Reijs (Oerip), Michael Schnörr (serviteur), Gijs Scholten van Aschat (Otto van Oudijck), Leon Voorberg (Frans van Helderen).
Adaptation, dramaturgie : Peter Van Kraaij.
Scénographie, lumières : Jan Versweyveld.
Musique : Harry De Wit.
Chorégraphie : Koen Augustijnen.
Costumes : An D'Huys.
Internationaal Theater Amsterdam.
Durée : 2 h.

Du 4 au 11 avril 2019.
Dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville.
Tous les jours à 20 h, relâche le 7 et 8 avril.
Grande Halle Paris Villette, Paris 19e, 01 40 03 75 75.
>> lavillette.com

Safidin Alouache
Mardi 9 Avril 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024