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Théâtre

"Soie" Sur la route de la soie, la quête de l'impossible amour

À la fin du XIXe siècle (vers 1861), Hervé Joncour effectue quatre voyages au Japon, alors pays méconnu et considéré comme dangereux, voire quasi impénétrable, pour acheter des œufs de vers à soie dont il faisait commerce. Au-delà de cette invitation à la découverte du territoire nippon et de ses règles encore très traditionnelles, se créent simultanément un parcours amoureux incertain et une dévorante et secrète passion intérieure, toutes ces traversées intimes étant faites de fils de soie… tissant une étoffe douce, intemporelle et sensuelle.



© David van Tongerloo.
© David van Tongerloo.
Destin singulier et surprenant que celui d'Hervé Joncour officiant à une époque où certaines contrées font rêver tout en suscitant la crainte générée par l'inconnu. L'aventurier, audacieux, armé d'une confiance sans failles, va effectuer ses expéditions avec l'énergie de la détermination. En trame sensible, s'entrelacent trois vies de femmes qui alimentent les désirs et les passions de cet homme s'emprisonnant petit à petit dans une quête d'amours et de bonheurs impossibles.

Charnières centrales du récit de l'auteur italien Alessandro Baricco(1), pièces maîtresses irrémédiablement indissociables, ces trois personnalités féminines représentent les trois postures qui furent longtemps représentatives de la construction de la société patriarcale, même sous le ciel des quêtes amoureuses. Hélène, l'épouse aimante et fidèle qui attend, telle une Pénélope, le retour de son héroïque - mais néanmoins commerçant - mari ; Blanche, prostituée et tenancière de maison close ; et l'amante, ici une mystérieuse et belle geisha blanche, femme au visage de jeune fille, inlassablement aperçue ou vue lors de chaque séjour dans la maison d'Hara Kei, le fournisseur des précieux et monnayables œufs de bombyx du mûrier.

© David van Tongerloo.
© David van Tongerloo.
Dans une manière proche du théâtre documentaire, la comédienne nous narre tout d'abord les différents tenants et aboutissants de la sériciculture et ce commerce de la soie qui, au milieu du XIXe siècle, suite à deux maladies (la pébrine et la flacherie), ne peuvent se poursuivre qu'en se fournissant en œufs sains dans des pays comme le Japon. Conscient du bon rapport financier, Hervé Joncour se lance donc à la conquête commerciale de l'île asiatique.

Se succéderont quatre voyages au Japon qui verront la naissance du mystère de la femme blanche (geisha ?) "au visage de jeune fille dont les yeux n'avaient pas la forme orientale". Au cours du deuxième, la belle inconnue est toujours chez Hara Kei, son hôte japonais. Il revient avec un petit billet écrit en idéogrammes qu'il ira faire traduire par la tenancière japonaise d'un bordel à Nîmes.

Ainsi, sans tout vous dévoiler, vont suivre deux autres équipées où s'immisceront des rumeurs de guerre civile au Japon, les retrouvailles avec la mystérieuse beauté, un dîner avec, au menu, regards profonds et mystère irrésolu, une réelle guerre civile japonaise(2)… mais le quatrième voyage aura bien lieu au grand désespoir de l'épouse, une ultime lettre d'amour empreinte d'érotisme, l'échec du dernier voyage, la mort d'Hélène, la solitude, le souvenir des bonheurs effleurées…

La capacité de Sylvie Dorliat à nous conter les histoires, à prendre de manière instantanée la tonalité de chaque personnage, est spectaculaire. On boit ses paroles, fluides et ludiques, historiques et aventureuses, entre faux documentaire et vraie fiction. Elle porte admirablement le récit d'Alessandro Baricco, sachant générer les tensions et les fragiles émotions dont sont détenteurs les différents protagonistes. Celui-ci est rendu ainsi palpitant et passionnant.

C'est également une aventure haletante que l'on suit avec plaisir, quasiment envoûté, grâce à une mise en scène séquencée sur les différentes actions et situations, créant ainsi une dynamique digne d'un thriller. Celle-ci est enrichie, du point de vue scénographique, par des éléments à peine dévoilés comme des robes de soie cachées derrière des rideaux de fils noirs et des vidéos faisant apparaître des cages à oiseaux, de mystérieuses ombres chinoises. C'est simple, mais captivant, sans artifices, sans trucages, engendrant un imaginaire riche et presque rocambolesque.

© David van Tongerloo.
© David van Tongerloo.
Les jeux de lumière sont tout en finesse, conçus avec des ambiances adaptées, douceur sombre pour dramatiser certains événements, pour accroître le mystère ou amplifier les fulgurances émotionnelles… ou faisceaux lumineux dirigés aux moments opportuns, avec mise en valeur de certains accessoires, comme des costumes posés sur des mannequins sans tête, pour exprimer/revêtir l'interprétation de certains personnages ou pour alimenter les flammes passionnelles de Joncour.

"Soie" est un vrai voyage, un conte en quatre explorations, à la découverte de soi-même pour Hervé Joncour et d'une conquête de l'amour en forme de triptyque où se dessinent l'épouse, l'amante - ici uniquement fantasmée bien que réelle - et la prostituée. Sylvie Dorliat, qui nous avez déjà charmés avec "La petite fille de monsieur Linh", a véritablement une âme de conteuse et confirme son grand talent de comédienne. Elle est admirablement servie par William Mesguich qui lui offre une mise en scène pleine de délicatesse, de poésie, avec cette faculté à préserver une certaine forme de mystère contenue dans l'œuvre d'Alessandro Baricco.

(1) Alessandro Baricco à qui l'on doit également le célèbre "Novecento", publié en 1994.
(2) Il s'agit de la guerre civile de Boshin qui eut lieu du 3 janvier 1868 au 18 mai 1869 entre les clans fidèles à l'empereur Meiji et les troupes appartenant au gouvernement shogunal d'Edo. Victoire de l'empereur et fin du shogunat.

"Soie"

© David van Tongerloo.
© David van Tongerloo.
Texte : Alessandro Baricco.
Texte français : Françoise Brun.
Adaptation : Sylvie Dorliat.
Mise en scène : William Mesguich.
Avec : Sylvie Dorliat.
Création lumière : William Mesguich.
Création sonore : David van Tongerloo.
Création visuelle : Karine Zibaut.
Production : Cie Les Souliers à Bascule.
Durée : 1 h 15.

Du 6 juillet 2022 au 28 août 2022.
Du mercredi au samedi à 21 h, dimanche à 17 h 30.
Théâtre Lucernaire, Paris 6e, 01 45 44 57 34
>> lucernaire.fr

Gil Chauveau
Mardi 9 Août 2022

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© Pics.
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Bruno Fougniès
15/10/2023