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Théâtre

"Sitcom" Rejouer le maelström familial, jouir de son "ab-réaction"

Qui sommes-nous sinon la somme des influences vécues recomposées comme des tableaux vivants par notre mémoire labile ? Tout récit se prétendant des origines – y compris le premier d'entre eux, "La Bible" – est à prendre comme une fiction à vertu édifiante et (parfois) cathartique. Ainsi de cette "Sitcom" qui, à chaque représentation, tout en suivant une ligne dramaturgique immuable, donne lieu à des improvisations spontanées tant l'histoire de nos vies n'est qu'une superbe invention à géométrie variable selon notre état d'esprit et celui des auditeurs qui vont l'inspirer en la réfléchissant en pleine face.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Nicolas Meusnier est un artiste protéiforme. Performeur, chanteur, danseur, plasticien, aucun art ne semble lui être étranger, lui qui se dédouble pour être le temps d'une représentation ce personnage-personne. Étranger à lui-même et porteur de son propre passé, il l'est assurément pour mieux saisir l'inquiétante étrangeté qui l'habite. Ainsi de cet écho puissant, de ces fils invisibles liant l'acteur et son personnage, dont parlait Antonin Artaud au travers de son théâtre total, convoquant incarnations, paroles, cris et sons, un maelström bouillonnant propre à exprimer celui dont l'auteur-interprète de "Sitcom" se sent dépositaire.

Une sitcom qui échappe à tous les attendus du genre – la dominante humoristique étant ici que pur épiphénomène – si ce n'est que l'unité principale de lieu, la table de la cuisine familiale, offre le décor minimal de cette saga familiale revisitée. Présentée comme la synthèse de différents "épisodes" – mixés sans chronologie tant "ça" se bouscule dans la tête au bord de l'implosion de l'acteur-narrateur, traversé de part en part par des flashs faisant effraction – la vie d'une famille décomposée prend vie, avec ses séquences sonores préenregistrées.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Accompagné de feuillets sur lesquels des notes imprimées sont jetées à tout vent, le performeur se démène corps et âme sur la scène éclairée d'une lumière blanche éblouissante ou d'un rouge feutré selon les épisodes. Le dispositif tri-frontal quant à lui est là pour créer une proximité, pour ne pas dire une promiscuité hardiment choisie avec et par les spectateurs confondus dans le même espace-temps. Ainsi organisée, cette scène laisse place à l'autre-scène, celle où vont surgir les traumas comme autant d'éclats disparates d'une enfance suivie d'une adolescence renvoyant à une histoire de la violence ordinaire.

Hors de lui, surexcité puis abattu, surgissant puis se rongeant les ongles, le performeur, avatar d'un personnage-personne nourri de sa propre biographie, projette à grands renforts de hurlements et de postures contrastées les éclats d'une mémoire à vif obsédante. Du micro saturé de décibels d'où s'échappent les chansons d'un karaoké familial, à la table de la loi matriarcale, tout n'est que silences lourds, bruits et vacarmes, pour dire, jouer, rejouer à l'envi une souffrance intime explosant avec fracas.

Explosions invasives… Les cris injonctifs de la mère. Sa bouffée délirante. Image de ce trajet en train avec ce garçon qu'il n'a cessé de mater, tellement il le trouvait beau. Son regard qu'il quête comme un viatique. La voiture du père garée devant la gare, cette voiture qu'il ne voit pas et le sac oublié, tant il est troublé. Éclats mémoriels, tranchant comme des lames… Il consulte ses papiers, lit à voix haute, danse avec la nappe, met le couvert… Monumentales engueulades parentales couvertes par une musique assourdissante. Et puis, cette réflexion qui fuse comme un leitmotiv lancinant : Pourquoi n'ont-ils jamais pu parler ? Pourquoi n'a-t-il vraiment jamais connu sa mère ? De génération en génération, le même problème. Chez ces gens-là, la parole est tue, on l'enterre.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Une carte de New-York… La dernière nuit passée ensemble. Des cris : Je ne veux pas ! J'ai pas envie ! Arrête ! La table où il se fait prendre. Ses gémissements. La séparation. L'image du cuir du perfecto de l'homme, son visage oublié. Ça le bouffe de l'intérieur. Il cherchera son parfum. Il y aura des tas d'autres garçons… À ce flux de souvenirs désarticulés d'un passé brûlant qui ne passe pas, répond en voix off celle de la grand-mère… Ne t'énerve pas. Tu as vu l'état dans lequel tu es ! Mamie, elle n'aime pas te voir ainsi. Déjà tout petit, des cris, des nerfs, je savais qu'il ferait des bêtises ! C'est sa faute à elle, elle fabrique des petits monstres. Pourtant, pas vrai Nico que tu as tout ce que tu veux ?

Maelström infernal où la "voix du dedans" s'enchevêtre avec celle d'un passé "délivré" par une bande sonore, le tout n'en faisant qu'une. La logorrhée familiale charriant de menus faits vides de sens pour combler le gouffre béant creusé entre eux par les non-dits récurrents. Ce manque-là précisément, il le porte en lui depuis toujours. Sans poser les mots sur la table, on devient fou… Et puis – les lumières devenant rouges à l'instar de celles éclairant les lupanars – les pulsions qui se frayent un chemin pour clamer : Je m'en fous j'irai me faire baiser, même si je dois crever ! Et la petite sœur, Manon. Les disputes pour le micro du karaoké et ses cris à elle. La violence, omniprésente.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Ces aventures hard, présentes et passées, toutes mêlées dans un temps éclaté. Les disputes des parents qui hurlent, lui la tête cachée sous un drap, refuge pour ne pas entendre. Les signes de démence de la mère. Les gâteaux écrabouillés sur la table parce qu'elle ne trouve pas l'ouverture, du paquet. Tous ces souvenirs qui comme des bulles de savon viennent crever à la surface pour libérer au grand jour leur contenu tourmenté, pour le libérer de leur impact.

J'ai posé ma tête contre la sienne, froide. J'ai dit ma mère est morte. J'ai dit ma mère est morte plusieurs fois. Le plus terrible, c'est qu'il ne s'est rien passé… La chute laisse le personnage-personne à sa table, la tête entre les mains, vidé de son histoire, sanglotant et riant tout à la fois… Performance saisissante d'une descente en soi pour revisiter le chaos d'un passé familial accidenté où l'authenticité à fleur de peau du comédien convoque le geste et la parole pour rendre compte artistiquement – le statut de cette forme étant d'être répétée – de l'intime nourrissant son travail. À bien des égards, cet engagement au service d'un théâtre total et sans fard renvoie à celui d'Angélica Liddell, apôtre ardente du "théâtre de la douleur".

Vu le mercredi 8 novembre à la Halle des Chartrons de Bordeaux.

"Sitcom (D'où l'on vient, ce que l'on y fait, ce que l'on devient)"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Performance.
Texte : Nicolas Meusnier.
Conception et mise en scène : Nicolas Meusnier.
Avec : Nicolas Meusnier.
Production déléguée : Les Marches de l'Été.
Aide à l'écriture : OARA.
Aide à la résidence : iddac - agence culturelle du département de la Gironde.
Soutien : Archives de Bordeaux Métropole.
Durée : 55 minutes.
Cie Les Marches de l'Été.

Représenté les mardi 7 et mercredi 8 novembre 2023 à la Halle des Chartrons, Bordeaux (33).
Les Marches de l'Été, Le Bouscat (33), 05 56 17 05 77.
>> marchesdelete.com

Yves Kafka
Lundi 20 Novembre 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023