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Avignon 2025

•Off 2025• "En attendant Godot", le temps, le temps, et rien d'autre… Beckett transcendé

L'une des pièces les plus jouées au monde d'un auteur consacré… Alors quel miracle peut-il bien encore se produire, durant ce juillet au Théâtre des Halles, pour que l'on "découvre" ce monument théâtral avec le charme si particulier des premières fois ? La mise en scène tonique et onirique de Jacques Osinski qui, tout en respectant à la lettre les prescriptions de l'auteur en transcende l'esprit, et les interprétations "hors sol" du duo Jacques Bonnaffé - Denis Lavant insufflant une vie neuve au couple légendaire formé par la paire Vladimir et Estragon, en sont sans conteste le ferment.



© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
L'arbre… le fameux arbre famélique comme seul décor avant l'apparition à deux reprises de la blafarde (ainsi la nomme Estragon, poète aux semelles de vent) ponctuant la fin d'un jour et en annonçant un autre semblable en tous points qui lui succédera inévitablement. Une attente réitérée, celle d'un Je-ne-sais-qui (nommé ici Godot, puisqu'il faut bien nommer les choses et les êtres pour penser que soi-même on existe) et d'un Presque-rien (des actions menues, se déchausser, (se) raconter même si c'est pour se dire que l'on n'a rien à se dire) renvoyant aux deux concepts du philosophe humaniste Vladimir Jankélévitch justifiant ainsi leur nécessité : "Comme toutes les choses très importantes, plus elles jouent un grand rôle dans notre vie, plus elles sont impalpables, invisibles, manipulables".

Le décor étant planté, comme on le dit traditionnellement, entrons dans le vif du sujet par le lever de rideau (qui n'existe pas plus que le personnage-titre)… Un arbre, substrat du vivant végétal dépouillé de ses feuilles… Le contemplant, et faisant dos au monde ordinaire (le nôtre, spectateurs arrimés à nos fauteuils), un homme, substrat de l'espèce, la nôtre. L'homme semble totalement absorbé par ce rien à voir. Quant à l'autre homme, assis sur un tas de pierres, substrat du monde minéral déposé à l'avant du plateau, son attention entière est mobilisée par un soulier récalcitrant qu'il s'échine, dans des grimaces expressives, à vouloir retirer de son pied. Ledit soulier retiré, son contenu examiné avec soin et grande lenteur, le constat sans appel est édifiant : "Il n'y a rien à voir"

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Ce tableau liminaire, baigné d'un silence enveloppant comme une nappe poétique, donne le tempo… Avant que rien ne commence – et que rien ne se passe, si ce n'est de menus incidents destinés à occuper la vacuité du temps et de l'espace – tout est dit dans le (presque) rien présent. Beckett désappris… pour mieux le donner à entendre et voir.

Les deux hères à la mine débonnaire (et ce n'est pas là uniquement pour la rime), unis comme pas d'eux et n'arrêtant pas de vouloir se séparer en se jetant continûment dans les bras l'un de l'autre (seul à deux, c'est être à moitié seul) vont passer le temps qui passe en eux et en nous en se racontant des histoires, histoires qui n'aboutissent pas… si ce n'est par la ponctuation remarquable s'il en est d'Estragon : "Je trouve ça Extraordinairement intéressant". Dans ce jeu aux confins des limites de la logique euclidienne, Denis Lavant et Jacques Bonnaffé, le tenant d'une vie de bohème et d'illuminations associé au philosophe bonhomme, excellent de complicité jouissive.

"Qu'est-ce qu'on fait ? - On attend. - Mais en attendant ?… Pendons-nous, on bandera ! Oui, mais lequel en premier ? Il est urgent de réfléchir avant de se prononcer…". Heureusement que l'irruption de l'étrange attelage composé de Pozzo, maître intransigeant, et de Lucky, son esclave entravé par une corde, va venir créer diversion les arrachant un temps à des questions métaexistentielles… pour en faire surgir d'autres qui le sont tout autant. Pourquoi le Knouk (le sous-homme tenu en laisse) ne dépose-t-il pas ses bagages ? Et comme, face à cette énigme abyssale, le maître reste muet, les deux clochards célestes reposeront la question en l'articulant savamment sans qu'un seul mot ne sorte de leur bouche…

Long silence, chacun absorbé par lui-même, interrompu par ces saillies d'un bon sens à tout rompre : "En attendant, il ne se passe rien. - Vous vous ennuyez ? - C'est pas folichon…". Alors, on se distraira en faisant "penser du chapeau" le bougre sortant de son mutisme pour débiter une bouillie de mots jargonnant à l'excès. Ainsi en va-t-il de l'existence du langage, quand on prétend vouloir le soumettre.

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Estragon, superbement hiératique, les mains plantées dans les poches de son pantalon troué, Vladimir campé solidement sur ses jambes, les deux nous faisant face, commenteront avec une lucidité désarmante le départ de l'attelage improbable : -["Ça fait passer le temps… - Il serait passé sans ça… - Oui, mais moins vite… - Allons nous-en… - On peut pas, on attend Godot"…]i Intarissables pour ne pas penser, ils trouveront toujours quelque chose à dire pour – sans en être dupes – prolonger le dur désir d'exister dans le néant d'une répétition sans fin débouchant sur l'amnésie des lieux, du temps et des personnes que le hasard met face à eux.

Et le miracle, c'est que cette absurdité de l'existence révélée dans le creux des paroles échangées et des (non)situations vécues, au lieu de nous atteindre au plexus… nous réjouit jusqu'à nous rendre pleinement sereins, pour ne pas dire euphoriques. Mais pourquoi donc ce non-sens apparent ? Sans doute que le traitement finement burlesque des situations, incarnées avec un naturel ludique à désarmer les plus mélancoliques des représentants humains, est le sésame de l'épiphanie ressentie. Un tour de force pour une pièce signée Samuel Beckett, non pas trahi… mais exalté.
◙ Yves Kafka

Vu le lundi 7 juillet 2025 au Théâtre des Halles (salle Chapitre).

"En attendant Godot"

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Création 2025.
Texte : Samuel Beckett (publié aux Éditions de Minuit).
Mise en scène : Jacques Osinski.
Avec : Jacques Bonnaffé (Vladimir), Jean-François Lapalus (Lucky), Denis Lavant (Estragon), Aurélien Recoing (Pozzo).
Et à l'écran : Léon Spoljaric-Poudade.
Scénographie : Yann Chapotel.
Lumière : Catherine Verheyde.
Costumes : Sylvette Dequest.
Durée : 2 h 15.

•Avignon Off 2025•
Du 5 au 26 juillet 2025.
Tous les jours à 21 h. Relâche le mercredi.
Théâtre des Halles, Salle Chapitre, rue du Roi René, Avignon.
Réservation : 04 32 76 24 51.
>> Billetterie en ligne
>> theatredeshalles.com

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.
Tournée
27 juillet 2025 : Festival de Théâtre, Figeac (46).
29 juillet 2025 : Festival Beckett, à Roussillon (84).
Du 25 mars au 3 mai 2026 : Théâtre de l'Atelier, Paris.
Mars 2026 : tournée en Rhône-Alpes.
Printemps 2026 : tournée au TAP, Poitiers (86).
Automne 2026 : Théâtre Montansier à Versailles (78).

© Pierre Grosbois.
© Pierre Grosbois.

Yves Kafka
Mercredi 9 Juillet 2025

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