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Avignon 2023

•Off 2023• "La question" Face à la torture, une affaire d'État, comment rester debout… quand bien même devrait-on en mourir

Quand en 1958, en plein "événements" d'Algérie (l'État français refusant de nommer "guerre" les combats menés par le peuple algérien pour son indépendance) paraît "La Question" d'Henri Alleg aux Éditions de Minuit (de Jérôme Lindon), le livre est saisi pour "atteinte au moral de l'armée". Aussitôt réédité en Suisse par Jean-Jacques Pauvert, le fascicule à la couverture couleur bistre barrée de son titre circule sous le manteau. C'est l'Histoire (avec un grand H) de ce directeur de journal – "Alger Républicain" – emprisonné et torturé par les parachutistes de la 10e D.P., que la Cie Forget Me Not de Laurent Meininger remet en jeu à Avignon 2023 avec Stanislas Nordey, époustouflant de vérité.



© Lila Gaffiero.
© Lila Gaffiero.
Dire d'abord le choc ressenti en découvrant l'interprétation du militant communiste libertaire par Stanislas Nordey, acteur d'exception. Avec une économie totale d'effets superfétatoires, simplement par un jeu guidé par la seule intelligence de ce qui se (re)joue là d'ordinairement cruel, il donne à voir et à entendre la prose signée Henri Alleg avec une force expressive "extra-ordinaire". De son arrestation, le 12 juin 1957, à son enfermement à El-Biar, dans la banlieue d'Alger, où il va connaître les supplices de l'électricité et de la baignoire, Henri Alleg en "héros ordinaire" a résisté, refusant de livrer les noms et adresses que ses tortionnaires exigeaient de lui.

"Dans cette immense prison surpeuplée, dont chaque cellule abrite une souffrance, parler de soi est comme une indécence"… Surgie de l'obscurité de la salle, la voix de l'acteur, frappant les syllabes comme on le ferait d'un alexandrin, vient nous saisir dans notre confort assoupi. Rejoignant le plateau nu, si ce n'est un rideau de fils mouvants sur lequel le corps mis à mal se détache, cette voix annihilera les frontières du temps pour, près de soixante-dix années plus tard, nous transporter dans ce lieu sinistre où, sous couvert de raison d'État, les pires tortures et liquidations sommaires ont été perpétrées en toute impunité.

Des feuillets remis clandestinement à son avocat pour faire connaître au monde une vérité soigneusement occultée, l'acteur, prêtant vie à Henri Alleg, évoque le quartier des condamnés à mort qui, chaque soir, étendus sur leur paillasse, attendent avec angoisse l'aube, l'heure des exécutions. Et pourtant, c'est de cet endroit, énonce-t-il, que montent les chants interdits, ceux qui jaillissent des entrailles des peuples luttant pour leur liberté. Suivent les fragments de nuits entières trouées par les cris des suppliciés, par les paroles entêtantes d'une ancienne prière murmurée en arabe à laquelle se raccrochent les hommes hébétés.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
La voix contrôlant son émotion dira la "disparition" de son ami Maurice Audin, membre du Parti communiste algérien et militant de l'indépendance, torturé par la même équipe que lui. Elle dira aussi cette voix portée par un corps détachant ses gestes comme on orchestre une symphonie, les cris étouffés montant de l'aile réservée aux femmes, frappées, insultées par des tortionnaires sadiques. Djamila Bouhired est de celles-ci, cette militante FLN, qui fut capturée par les parachutistes français, torturée puis jugée et condamnée à mort, connue aussi pour avoir été défendue par l'avocat Jacques Vergès.

Tandis que les paroles enregistrées d'anonymes se rappellent à nous, il raconte sa prise en main par le Lieutenant Charbonnier, béret de para barrant sa tête au sourire narquois, satisfait au plus haut point d'avoir pris "un gros poisson". Au "centre de tri", il dit les intimidations pour le faire parler, les insultes et plaisanteries racistes – "Tiens, c'est un Français ! Il a choisi les ratons contre nous ? Tu vas le soigner, hein !" –, les tortures de la planche souillée de vomissures sur laquelle on l'oblige à s'allonger nu pour le soumettre à la Gégène, l'épreuve de l'eau dans les poumons, la bouche branchée au robinet, jusqu'à ce que noyade s'ensuive. Le corps du comédien, agité soudain de soubresauts, semble au bord de l'asphyxie.

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Mais, fidèle à lui-même, à ses idées, à son combat, Henri Alleg ne cèdera rien aux brutes au béret bleu qui, sans complexe aucun, se réclament de la Gestapo. Il ne livrera aucun nom, aucune adresse de ceux qui ont pris le risque de l'héberger. Ni l'intensité grandissante du courant délivré par la Gégène sur son sexe, dans sa bouche desséchée, ni la perversité de l'eau salée qu'on lui offre en guise de rafraîchissement, ni l'exhibition d'un revolver tout proche de sa tête, ni le cachot où il atterrit entre deux interrogatoires, ne le fera parler. Pas plus que le chantage à sa famille à laquelle il préfèrerait son parti. Pas plus que les bruits de mitraillette entendus alors que Maurice Audin et lui avaient été conviés à un petit tour en voiture à proximité de la prison. Son ami était le premier, il aurait dû être le second.

Ce cauchemar vécu, il se doit, au nom de son ami mitraillé et de tous ceux qui meurent pour la liberté, de le faire connaître par l'entremise de ces feuillets écrits en prison, et passés en contrebande par son avocat. Comment en effet pouvoir envisager de passer sous silence les atrocités commanditées par un État dit de droit et qui, de plus, s'est transformé en École de perversion pour les jeunes Français appelés à servir au centre de tortures. Comment enfin ne pas dire que les Algériens ne confondent pas leurs tortionnaires avec le peuple français, un peuple qui doit savoir pourtant ce qui s'est fait en son nom.

Au terme de cette traversée, on en viendrait à oublier l'acteur tant l'art de s'estomper derrière celui qu'il incarne, avec une justesse troublante, est porté là à son incandescence. Devant nous, l'homme de conviction qu'était Henri Alleg prend vie… Et lorsque l'épilogue nous rappellera l'amnistie concernant toutes les "infractions" commises par les militaires français lors du "maintien de la paix" en Algérie, ainsi que les dix années de prison prononcées à l'égard de celui qui s'en était pris à l'honneur de la Grande Muette en écrivant ce brûlot, on se dit que le bel et sincère engagement artistique du metteur en scène et de son fabuleux interprète pour faire "co-naître" ce pan d'Histoire, est un luxe bien nécessaire.

Vu le dimanche 16 juillet 2023 au Théâtre des Halles à Avignon.

"La question"

© Jean-Louis Fernandez.
© Jean-Louis Fernandez.
Texte : Henri Alleg, publié aux Éditions de Minuit.
Mise en scène : Laurent Meininger.
Collaboratrice mise en scène : Jeanne François.
Avec : Stanislas Nordey.
Scénographie : Nicolas Milhé et Renaud Lagier.
Régie générale : Bruno Bumbolo.
Lumière : Renaud Lagier.
Son : Mikael Plunian.
Constructeur : Ronan Ménard - Côté décors.
Par la Compagnie Forget me not.
À partir de 16 ans.
Durée : 1 h 15.

•Avignon Off 2023•
Du 7 au 26 juillet 2023.
Tous les jours à 16 h 30. Relâche le jeudi.
Théâtre des Halles, Salle du Chapitre, 22, rue du Roi René, Avignon.
Réservations : 04 32 76 24 51 .
>> theatredeshalles.com

Tournée
Du 3 au 6 avril 2024 : Théâtre National De Bretagne, Rennes (35).
9 avril 2024 : L'archipel, Fouesnant (29).

Yves Kafka
Lundi 24 Juillet 2023

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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© Pics.
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Brigitte Corrigou
08/09/2023
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© Grégory Juppin.
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Brigitte Corrigou
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"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
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Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023