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Théâtre

"Mon visage d'insomnie" Nager sous l'inquiétante surface des consciences troublées

Chaque être humain est une énigme, une équation à plusieurs inconnues que les situations finissent par révéler en partie : les trois personnages de cette histoire inquiétante vont en être la preuve, en direct. Le vrai, le faux, le caché, l'omis, l'apparent et le soupçonné en sont les moteurs dramatiques et la source de tensions, d'incertitudes, de stupeurs par moments. Une pièce qui ne se permet aucune seconde de relâchement d'intensité.



© Damien Caille-Perret.
© Damien Caille-Perret.
En premier lieu, il y a l'écriture de Samuel Gallet qui a su poser ses personnages dans une situation originale et développer son intrigue en laissant planer les doutes jusqu'aux dernières minutes. Ses dialogues qui, sous l'apparence de la quotidienneté, se révèlent riches de non-dits, de silences et d'esquives, distillent scène après scène autant de doutes que de certitudes. Un véritable art du suspens est ici mis en œuvre intriguant autant les personnages que les spectateurs. Mais l'intelligence de son texte ne s'arrête pas à la forme, la situation où il fait se dérouler sa trame donne à son texte une envergure beaucoup plus vaste et une matière plus touchante, plus profonde.

Tout se déroule dans un centre de vacances du bord de mer transformé en centre d'accueil pour mineurs isolés venus des pays d'Afrique et d'Europe de l'Est. C'est l'hiver. Les maisons secondaires sont vides, fermées, et les habitants restent à l'écart de cette vingtaine de jeunes, pour la plupart noirs, qui ont pris possession du centre où les éducateurs les aident à apprendre le français et à se former pour tenter d'obtenir la nationalité française. C'est sous l'auspice de cette "crise des migrants" et de la manière dont ceux-ci sont accueillis par les méfiants autochtones que se déroule la pièce.

© Damien Caille-Perret.
© Damien Caille-Perret.
En plus de cette situation aux tensions perceptibles, le texte de Samuel Gallet ajoute les tensions induites par les trois personnages, eux-mêmes chacun en crise personnelle. Élise, la jeune éducatrice, s'apprête à quitter le centre pour aller s'occuper de sa mère malade ; André, la cinquantaine, arrive en début de pièce pour prendre son poste d'éducateur après avoir fui avec dégoût son emploi en Ehpad ; et Harouna, jeune réfugié, rescapé de la mer, tellement rongé par la peur qu'il est persuadé que les habitants du village veulent le tuer. Il faut encore ajouter à cette gerbe de tension, la disparition depuis quelques jours de Drissa, le compagnon de périple et d'exil d'Harouna.

Voilà le tableau. Inutile de raconter plus avant le déroulement de la pièce construite comme un thriller. Il faut maintenant parler de la mise en scène remarquable de Vincent Garanger. Celui-ci ne s'est pas contenté de suivre l'intelligence du texte de Samuel Gallet, il parvient à créer sur scène un univers qui finit par englober toute la salle et tout le public. Il utilise pour cela des moyens visuels et sonores extrêmement ciselés.

© Damien Caille-Perret.
© Damien Caille-Perret.
Le décor (scénographie de Damien Caille-Perret), qui représente la salle commune du centre, s'ouvre en grand sur une baie vitrée derrière laquelle l'océan, le ciel, le vent, la pluie, les mouettes et les navires donnent le ton et le temps. Le dispositif de projection ainsi que les vidéos graphiques sont d'une force à la fois onirique et réaliste impressionnante. On ressent cette vision large qui semble ouvrir totalement le fond de la scène comme un horizon infini, mais aussi comme le mur liquide d'une prison. Et puis cette constante présence de l'eau, réaffirmé sans cesse par une bande-son (création sonore de Fred Bühl) très précise et très efficace, elle aussi, ramène à chaque instant l'image inconsciente de ces terribles noyades que les migrants risquent dans leur traversée. Elle est pleinement un ressort tragique de la mise en scène.

La création lumière de Stéphane Hulot et Rafi Wared est également très léchée. Elle permet entre autres d'extraire par moments les interprètes de la réalité pour les emporter dans un monde onirique, un monde de pensées. Ceux-ci incarnent leur personnage de façon très juste, sans relâche, avec une énergie constante. Didier Lastère, en nouvel éducateur arrivant, possède une belle aisance de jeu qui lui permet de donner à son personnage une partition large, pleine de couleurs.

© Damien Caille-Perret.
© Damien Caille-Perret.
Cloé Lastère, sa fille à la ville, crée une Élise extrêmement juste, qui rassemble dans son personnage les doutes et les drames de cette jeune génération prise dans les incertitudes de notre époque, impliquée et perdue, elle distille une tension émouvante qui la rend fragile comme cristal. Djamil Mohamed est également très vrai. Incarnant Harouna, il sème la fougue de la jeunesse, mais aussi la violence du drame que son personnage porte. Il parvient lui aussi à incarner au-delà de son rôle, tous les enfants, tous les jeunes qui viennent échouer sur les côtes de l'Europe, à qui il faut donner du temps et du respect pour soigner les terribles blessures.

Avec "Mon visage d'insomnie", Vincent Garanger et son équipe parviennent à créer une véritable histoire, visuelle, sonore, narrative qui touche un sujet grave sans jamais alourdir le propos ni tomber dans le pathétique, mais en restant toujours tracté par l'intrigue liant les personnages. Un spectacle qui restera dans la mémoire pour l'harmonie de sa forme autant que pour la tendresse et le tragique de son propos.

"Mon visage d'insomnie"

Texte : Samuel Gallet.
Mise en scène : Vincent Garanger.
Avec : Cloé Lastère, Didier Lastère, Djamil Mohamed.
Création lumière : Stéphane Hulot et Rafi Wared.
Création sonore : Fred Bühl.
Scénographie : Damien Caille-Perret.
Collaboration artistique : Jean-Louis Raynaud.
Costumes : Natasha Massicotte.
Durée : 2 heures.

A été représenté du 19 au 23 mai 2021.
Mercredi, jeudi et vendredi à 18 h 30, samedi à 17 h et dimanche à 15 h.
Théâtre Paul Scarron, Place des Jacobins, Le Mans (72).
>> Théâtre Paul Scarron
© Damien Caille-Perret.
© Damien Caille-Perret.

Bruno Fougniès
Lundi 24 Mai 2021

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© Jean-Louis Fernandez.
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© Jean-François Delon.
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