La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Les petites bêtes" Un conte pour grands : une grand-mère, un loup, mais aussi les blessures qui se transmettent de générations en générations

Une grand-mère, une fille, une petite fille, un loup et une forêt dans laquelle il est dangereux de s'aventurer sont les éléments principaux de ce conte pour adulte. Les personnages, quasi génériques, rappellent évidemment l'histoire du Petit Chaperon Rouge comme une référence clin d'œil. Mais la comparaison s'arrête là immédiatement. C'est l'heure où la petite fille sortie de l'innocence secoue le terrible fardeau de la transmission.



© Anne-Cécile Pistenon.
© Anne-Cécile Pistenon.
Trois générations de femmes forment les rouages imbriqués de cette machine à perpétuer le malheur. Car c'est bien ainsi que les liens entre la grand-mère et sa fille sont ici disséqués. En dehors des gènes qui passent de parents à enfants, d'autres héritages ont en effet lieu, ceux plus pernicieux des culpabilités, des hontes, des emprises dévorantes et des blessures qui ne cicatrisent pas.

Grand-mère, ici, n'est pas très gentille. Elle caresse sa petite fille en lui parlant de la mort, de la putréfaction, des vers, ces petites bêtes. Et puis elle rabaisse sans cesse sa propre fille qui avale nerveusement ce mépris comme une condamnée volontaire à la maltraitance morale, mais qui tente malgré tout sans cesse de calmer, de panser, de soigner sa chère maman, car elle est doctoresse et s'inquiète maladivement de toutes les maladies qui peuplent l'univers. Elle subit avec abnégation les traits acérés de la grand-mère, car elle sait, elle a vu la tristesse, la douleur de celle-ci, un jour, par un trou de serrure, parce qu'elle a soigné ces plaies, ces bleus, que le corps de celle qui l'a fait naître a subi jadis. Méfait du père. Violence.

Ainsi, sur trois générations, la violence subie par grand-mère continue de contaminer, de détruire, de traumatiser. Des violences conjugales qui sont la seule allusion à un homme dans la pièce de Delphine Théodore qui tente de décrypter, à travers ses trois personnages, la progression insidieuse du mal qui se transmet de mère en fille sous forme d'emprises capables d'influencer des vies entières, des générations entières.

© Anne-Cécile Pistenon.
© Anne-Cécile Pistenon.
Ce sujet sensible et délicat est traité avec pudeur, économie de mots, sur un rythme presque hypnotique. La petite fille, héritière des mal-êtres des deux femmes qui l'ont précédée, est comme une balle en chiffon envoyée de l'une à l'autre, mais aussi contre les murs, contre elle-même, contre le vide. C'est l'héritage du mal qui a été fait qui saute une génération et la force à se maltraiter elle-même.

Elle est au centre de ce drame poétique, cette petite fille merveilleusement incarnée par Louise Legendre. Prise entre l'amour absolu de sa grand-mère dont elle veut se montrer digne, celui de sa mère pour laquelle elle veut rester bébé et sa culotte qui se met à saigner comme si son corps lui indiquait de choisir ses propres désirs, elle est durant tout le conte dans une lutte, le moment d'un passage. Passage vers une libération ou vers l'acceptation d'une sorte de culpabilité héréditaire, d'une incapacité à "être à la hauteur" des attentes.

C'est une prison. Une prison de silence et de devoirs familiaux, entourée de dangers. Ceux du monde extérieur. Ceux de la forêt qui peu à peu, dans la mise en scène millimétrée de Delphine Théodore, grignote l'espace et fait apparaître le loup sous la forme d'un songe, d'une marionnette de taille réelle, incarnation des peurs et des désirs, des fuites et des découvertes, des ailleurs, des autres, des évasions.

© Anne-Cécile Pistenon.
© Anne-Cécile Pistenon.
Dans les rapports entre les personnages, celui entre la grand-mère interprétée par Claire Aveline avec une vérité diabolique, effrayante et la petite-fille est presque sans époque, comme un temps d'éternité, un amour sans contours temporels, celui des contes anciens, Grimm et autres. Parmi les trois personnages, la mère (Amandine Dewasmes crée ici une mère tremblante et agitée comme un roseau sans cesse sur le point de se briser), qui agit dans un stress permanent lorsqu'elle est en présence de grand-mère, est celle qui apporte au conte une forte réalité contemporaine. Elle élève seule sa fille, elle travaille durement, elle porte sans cesse des valises pleines de médicaments et d'affaires comme autant de charges de vie qu'elle endosse vaillamment.

La mise en scène de Delphine Théodore met en place une mécanique de précision qui dessine un parallélisme parfait avec le mécanisme d'emprise développé dans le récit : changements de scènes rapides, quasi instantanés, jeu de répétitions provoqué par une tension sans cesse présente, mais tout reste dans une sorte de distance imagée, de symbolisme parlant. Et puis, pour parachever l'aspect "conte", s'ajoute la voix off, douce et rassurante du narrateur, celle de Mathieu Amalric comme un baume qui apaise, mais ne soigne pas toujours.
◙ Bruno Fougniès

"Les petites bêtes"

© Anne-Cécile Pistenon.
© Anne-Cécile Pistenon.
Texte : Delphine Théodore.
Mise en scène : Delphine Théodore.
Avec : Louise Legendre, Amandine Dewasmes, Claire Aveline, Mathieu Amalric (voix enregistrée) et Delphine Théodore (marionnettiste).
Dramaturgie : Valérie Théodore.
Collaboration artistique : Sandra Choquet.
Scénographie : James Brandily.
Création Lumières : Pascal Noël.
Création Son : Lucas Lelièvre.
Création Costumes : Siegrid Petit-Imbert.
Création Marionnettes : Sébastien Puech.
Travail Chorégraphique : Rémi Boissy.
Régie : Philippe Lagrue.
À partir de 8 ans.
Durée : 1 h 45.

A été représenté du 8 au 24 janvier 2025 au Théâtre 13/Bibliothèque, Paris 13ᵉ.

29 et 30 janvier 2025.
Mercredi à 20 h 30 et jeudi à 19 h.
Rencontre avec les artistes le jeudi à l'issue de la représentation.
Le Grand R - Scène Nationale, La Roche-sur-Yon (85), 02 51 47 83 83.
>> legrandr.com

Bruno Fougniès
Lundi 27 Janvier 2025

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter | Avignon 2025







À Découvrir

"Lilou et Lino Le Voyage vers les étoiles" Petit à petit, les chats deviennent l'âme de la maison*

Qu'il est bon de se retrouver dans une salle de spectacle !
Qu'il est agréable de quitter la jungle urbaine pour un moment de calme…
Qu'il est hallucinant de risquer encore plus sa vie à vélo sur une piste cyclable !
Je ne pensais pas dire cela en pénétrant une salle bondée d'enfants, mais au bruit du dehors, très souvent infernal, j'ai vraiment apprécié l'instant et le brouhaha des petits, âgés, de 3 à 8 ans.

© Delphine Royer.
Sur scène du Théâtre Essaïon, un décor représente une chambre d'enfant, celle d'une petite fille exactement. Cette petite fille est interprétée par la vive et solaire Vanessa Luna Nahoum, tiens ! "Luna" dans son prénom, ça tombe si bien. Car c'est sur la lune que nous allons voyager avec elle. Et les enfants, sages comme des images, puisque, non seulement, Vanessa a le don d'adoucir les plus dissipés qui, très vite, sont totalement captés par la douceur des mots employés, mais aussi parce que Vanessa apporte sa voix suave et apaisée à l'enfant qu'elle incarne parfaitement. Un modèle pour les parents présents dans la salle et un régal pour tous ses "mini" yeux rivés sur la scène. Face à la comédienne.

Vanessa Luna Nahoum est Lilou et son chat – Lino – n'est plus là. Ses parents lui racontent qu'il s'est envolé dans les étoiles pour y pêcher. Quelle étrange idée ! Mais la vie sans son chat, si belle âme, à la fois réconfortante, câline et surprenante, elle ne s'y résout pas comme ça. Elle l'adore "trop" son animal de compagnie et qui, pour ne pas comprendre cela ? Personne ce matin en tout cas. Au contraire, les réactions fusent, le verbe est bien choisi. Les enfants sont entraînés dans cette folie douce que propose Lilou : construire une fusée et aller rendre visite à son gros minet.

Isabelle Lauriou
15/05/2025
Spectacle à la Une

"Un Chapeau de paille d'Italie" Une version singulière et explosive interrogeant nos libertés individuelles face aux normalisations sociétales et idéologiques

Si l'art de générer des productions enthousiastes et inventives est incontestablement dans l'ADN de la compagnie L'Éternel Été, l'engagement citoyen fait aussi partie de la démarche créative de ses membres. La présente proposition ne déroge pas à la règle. Ainsi, Emmanuel Besnault et Benoît Gruel nous offrent une version décoiffante, vive, presque juvénile, mais diablement ancrée dans les problématiques actuelles, du "Chapeau de paille d'Italie"… pièce d'Eugène Labiche, véritable référence du vaudeville.

© Philippe Hanula.
L'argument, simple, n'en reste pas moins source de quiproquos, de riantes ficelles propres à la comédie et d'une bonne dose de situations grotesques, burlesques, voire absurdes. À l'aube d'un mariage des plus prometteurs avec la très florale Hélène – née sans doute dans les roses… ornant les pépinières parentales –, le fringant Fadinard se lance dans une quête effrénée pour récupérer un chapeau de paille d'Italie… Pour remplacer celui croqué – en guise de petit-déj ! – par un membre de la gent équestre, moteur exclusif de son hippomobile, ci-devant fiacre. À noter que le chapeau alimentaire appartenait à une belle – porteuse d'une alliance – en rendez-vous coupable avec un soldat, sans doute Apollon à ses heures perdues.

N'ayant pas vocation à pérenniser toute forme d'adaptation académique, nos deux metteurs en scène vont imaginer que cette histoire absurde est un songe, le songe d'une nuit… niché au creux du voyage ensommeillé de l'aimable Fadinard. Accrochez-vous à votre oreiller ! La pièce la plus célèbre de Labiche se transforme en une nouvelle comédie explosive, électro-onirique ! Comme un rêve habité de nounours dans un sommeil moelleux peuplé d'êtres extravagants en doudounes orange.

Gil Chauveau
11/03/2024
Spectacle à la Une

"La vie secrète des vieux" Aimer même trop, même mal… Aimer jusqu'à la déchirure

"Telle est ma quête", ainsi parlait l'Homme de la Mancha de Jacques Brel au Théâtre des Champs-Élysées en 1968… Une quête qu'ont fait leur cette troupe de vieux messieurs et vieilles dames "indignes" (cf. "La vieille dame indigne" de René Allio, 1965, véritable ode à la liberté) avides de vivre "jusqu'au bout" (ouaf… la crudité revendiquée de leur langue émancipée y autorise) ce qui constitue, n'en déplaise aux catholiques conservateurs, le sel de l'existence. Autour de leur metteur en scène, Mohamed El Khatib, ils vont bousculer les règles de la bienséance apprise pour dire sereinement l'amour chevillé au corps des vieux.

© Christophe Raynaud de Lage.
Votre ticket n'est plus valable. Prenez vos pilules, jouez au Monopoly, au Scrabble, regardez la télé… des jeux de votre âge quoi ! Et surtout, ayez la dignité d'attendre la mort en silence, on ne veut pas entendre vos jérémiades et – encore moins ! – vos chuchotements de plaisir et vos cris d'amour… Mohamed El Khatib, fin observateur des us et coutumes de nos sociétés occidentales, a documenté son projet théâtral par une série d'entretiens pris sur le vif en Ehpad au moment de la Covid, des mouroirs avec eau et électricité à tous les étages. Autour de lui et d'une aide-soignante, artiste professionnelle pétillante de malice, vont exister pleinement huit vieux et vieilles revendiquant avec une belle tranquillité leur droit au sexe et à l'amour (ce sont, aussi, des sentimentaux, pas que des addicts de la baise).

Un fauteuil roulant poussé par un vieux très guilleret fait son entrée… On nous avertit alors qu'en fonction du grand âge des participant(e)s au plateau, et malgré les deux défibrillateurs à disposition, certain(e)s sont susceptibles de mourir sur scène, ce qui – on l'admettra aisément – est un meilleur destin que mourir en Ehpad… Humour noir et vieilles dentelles, le ton est donné. De son fauteuil, la doyenne de la troupe, 91 ans, Belge et ancienne présentatrice du journal TV, va ar-ti-cu-ler son texte, elle qui a renoncé à son abonnement à la Comédie-Française car "ils" ne savent plus scander, un vrai scandale ! Confiant plus sérieusement que, ce qui lui manque aujourd'hui – elle qui a eu la chance d'avoir beaucoup d'hommes –, c'est d'embrasser quelqu'un sur la bouche et de manquer à quelqu'un.

Yves Kafka
30/08/2024