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Théâtre

"Les Premiers mots" Creuser le vide pour dire l'absence et l'incomplétude essentielle de ce que parler veut dire

Si dans "Pour un oui, pour un non", Nathalie Sarraute mettait aux prises deux hommes, amis de longue date, autour de l'interprétation d'une phrase apparemment anodine prononcée par l'un d'eux, Bernard Noël dans "Les Premiers mots" confronte un homme et une femme liés par la disparition d'un homme qui leur était proche, ami de l'un, amant de l'autre. L'un et l'autre ne se connaissent pas et vont tenter, le temps d'une brève rencontre, de redonner corps à l'absent au travers du langage se dérobant à leurs assauts juxtaposés. Jean-Luc Terrade s'empare à bras le corps de l'urgence de ces "premiers mots" (qui seront aussi les derniers) pour en proposer une mise en jeu lumineuse.



© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Sur une scène à hauteur de spectateurs, vide si ce n'était l'acteur habillé de noir, l'actrice elle aussi de noir vêtue sous un imperméable blanc, les deux contrebassistes faisant corps avec leur instrument, quatre chaises translucides et des miroirs aux murs et en fond de scène diffractant leurs reflets fugitifs comme des échos fragmentaires de discours amoureux, le jeu de l'impossible du langage déroule ses pleins et ses déliés. Et si le ballet des quatre présences au plateau nous entraine dans un vertige envoûtant pour tenter de dessiner les contours de l'absent, c'est qu'au-delà de la petite musique des mots prononcés et des notes égrenées, le charme des éclairages muant entre ombres et lumières opère comme un philtre.

Que reste-t-il de celui qui a disparu ? Une imagerie moirée qui, se superposant avec l'ombre portée par un autre regard, voudrait réifier ce qui n'est plus ; autant dire une entreprise vouée à l'échec. Et pourtant… quelle énergie ces deux-là ne mettent-ils pas à parler, "côte à côte" plus qu'ensemble. Et pour dire quoi ? Rien de plus que l'in-signifiance de l'absence, car lorsque le langage est privé de fondement, le creuser débouche sur le vide. Dos à dos, face à face, courbés dans la même direction, les deux tragédiens de la banalité du quotidien (Daniel Strugeon et Flore Audebeau, endossant les rôles comme une seconde peau) font matière vivante de ces mots pour les sculpter, les projeter à la face d'un monde pris désormais dans les glaciations. Seuls des blocs erratiques du langage peuvent tenter de témoigner de son existence perdue.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
D'emblée, "Elle", sur un tapis roulant, se livre à un surplace prémonitoire. Elle se hâte vers un rendez-vous où les mots mêmes décriront une boucle, clôturant l'impossible désir de percer le mystère de la mort de l'autre, l'ami commun. "Lui" l'observe, décrit le moindre de ses gestes, avant de la questionner sur la raison de sa venue : "Vous voulez que nous partagions son absence ?". La réponse surgit, sans ambiguïté : "Je veux que vous me la rendiez insupportable". Dès lors, vivre l'oubli du disparu afin qu'il disparaisse en elle, et elle avec lui, devient l'enjeu de cet échange sans horizon d'attente autre que la disparition.

Et comme les morts ne sont plus que des mots dépositaires d'ombres portées, Elle et Lui - un instant - sont effacés par l'ombre gagnant le plateau afin que la lumière se porte sur les deux contrebassistes (Félicie Bazelaire et David Chiesa) qui, "de concert", prolongent la petite musique grinçante pour faire entendre l'indicible des mots. La peinture est aussi convoquée ("Il" était peintre) au travers des propos tenus, sa composition même renvoyant à la décomposition de toute matière, qu'elle fut vivante ou picturale. Mais la mort, à la différence des mots, a l'odeur de la charogne ; les mots pour la dire ne sont que des "succès damnés", dérisoires tentatives vouées à l'insuccès.

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
Les mots, si vains soient-ils dans leur incapacité à dire, sont articulés avec la gravité qui sied à l'attraction tragique qui les fait surgir. Les cordes pincées des contrebasses leur font écho dans une conversation s'emparant des vides de la représentation. Ensemble, ils ne forment plus qu'un, s'ouvrent, se recouvrent et se referment les uns sur les autres pour s'inspirer mutuellement. Un moment (rare) de plénitude pour creuser le vide laissé par l'absent.

Cette forme - déjà saisissante - présentée aux professionnels, sera créée aux Marches de l'Été à Bordeaux, en octobre prochain. Elle sera enrichie d'une séquence supplémentaire et d'un final enregistré par l'auteur qui dira en personne les dernières pages de son roman éponyme. Non pour clore l'impossible rencontre entre les mots et la chose, mais pour continuer encore et encore à faire éclore "l'outrage aux mots".

"Les premiers mots"

© Pierre Planchenault.
© Pierre Planchenault.
D'après "Les premiers mots" de Bernard Noël (Éditions P.O.L.).
Adaptation : Flore Audebeau, Daniel Strugeon et Jean-Luc Terrade.
Mise en scène : Jean-Luc Terrade.
Avec : Flore Audebeau (comédienne), Félicie Bazelaire (contrebasse), David Chiesa (contrebasse), Daniel Strugeon (comédien).
Création musicale : Félicie Bazelaire et David Chiesa.
Avec la voix de Bernard Noël.
Scenographie : Jean-Luc Terrade.
Lumières : Jean-Luc Terrade avec l'aide d'Étienne Dousselin.
Régie : Zacharie Bouganim.
Durée : 1 h 05.
Par l'Ensemble Un & Les Marches de l'Eté.

Vu dans le cadre de représentations ouvertes aux professionnels lors des sorties de résidence des 24 et 25 février 2021 à 16 h, aux Marches de l'Été, Le Bouscat (33).

4 au 6 octobre 2021.
À 20 h.
Atelier des Marches, 17 rue Victor Billon, Le Bouscat (33).
Tél. : 05 56 17 05 77.
contact@marchesdelete.com
>> marchesdelete.com

Yves Kafka
Lundi 20 Septembre 2021

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

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© Pics.
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La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

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Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
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La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023