La Revue du Spectacle, le magazine des arts de la scène et du spectacle vivant. Infos théâtre, chanson, café-théâtre, cirque, arts de la rue, agenda, CD, etc.



Augmenter la taille du texte
Diminuer la taille du texte
Partager
Théâtre

"Les Mille et Une Nuits" par Guillaume Vincent… Une aventure de déconstruction, un état amorphe du mythe

"Les Mille et Une Nuits", création mise en scène par Guillaume Vincent, sont inspirées de loin, de très très loin, par le célèbre recueil de contes (1). Le lecteur connaît le propos. Une jeune femme vierge, Shéhérazade, pour ne pas être sacrifiée au petit matin par un vizir cruel, enchante les nuits par l'abondance et la variété de ses contes relançant l'intérêt pendant mille et une nuits et… dans ces entredeux se calme l'homme de colère.



© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
Le metteur en scène a choisi comme base de travail la traduction de Joseph Charles Mardrus (2) et non celle d'Antoine Galland (3). Il enchaîne une succession de tableaux (peu nombreux) qui mêle épisodes du recueil et citations et commentaires contemporains. Elle présente en miroir un douloureux portrait du monde actuel. Avec ses tensions et incompréhensions, l'expression de ses hostilités, la guerre inexorable des sexes, l'incompréhension entre les hommes et les femmes, les féminicides en cascades et leur réponse en retour.

La mise en scène n'imagine pas l'autre voie, l'échappée libre, le rêve en commun, le plaisir du merveilleux et de l'illusion. Ce qui constitue justement l'art du conte et sa théâtralité. Cette manière d'atteindre un état de résilience par l'image, la voix, le récit qui relie justement le conte au théâtre et au chant lyrique. Qui depuis Ovide retraduit le plaisir de la métamorphose par une approche sensible des malheurs, sublimée par l'Art. Une approche que connaissait bien Oum Kalthoum citée dans la pièce et que saluait en son temps Maria Callas, autre interprète des tréfonds de l'âme. Ahl el-hawā. Les mille et une nuits. Alf Leïla We Leïla…

© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
La proposition de Guillaume Vincent s'appuie sur une forme largement inspirée d'un music-hall dévoyé par les télés et ses réalités, voire du balloche, avec son rideau éphémère de tulle transparent, ses paillettes, ses muppets épisodiques. Les couleurs sont criardes, chiches et kitsch. Le décor enferme, étouffe le jeu, coupe tout lointain.

Et le propos est appuyé. Lourdement, par un long et lent prologue : cette salle d'attente des jeunes épouses du vizir avant d'être choisies, avant le meurtre au haut de l'escalier. Invisible est le meurtre mais il est bien identifié par les coulures sanguinolentes au bas des marches. Et tout au long de la déclinaison des scènes, il est question de manière lancinante du point origine des contes : la jeune vierge sacrifiée en contradiction même avec le travail d'enchantement par le verbe qu'effectue le personnage de Shéhérazade dans la fiction littéraire.

Le jeu privilégie l'avant-scène favorable aux interpellations directes du public et à un grossissement des traits. Laissant de côté le travail sur les voix. Les aspects glauques étant soulignés, la scène passe de la farce au sarcasme. Le spectateur assiste à une aventure de déconstruction, une avancée vers un constat des ruines, une forme d'épuisement, un état amorphe du mythe. L'ellipse, la litote, la métaphore, l'allusion, l'humour et l'ironie, le pittoresque et la gaité, tout ce qui contredirait cette manière univoque et péremptoire de présenter "Les Mille et Une Nuits" est écarté… À bien des égards, c'est une impasse théâtrale.

© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
Tout se passe comme si, sur scène, on était empêché d'une joie de parler et d'articuler, comme une joie de vivre, comme l'avait si bien senti Antoine Galland en son temps.

À peine, dans cette proposition scénique, flotte-t-il en deuxième partie une timide forme théâtrale, proche d'une classe sensible de conservatoire, qui approcherait, un peu tard, sans l'explorer, une réconciliation sensible entre les hommes et les femmes…

À trop vouloir montrer l'envers du décor, pointer les horreurs, Guillaume Vincent se prend les pieds dans un tapis qui ne s'envole pas. Dommage.

(1) Si le conte est propre à toutes les civilisations, les traditions en chrétienté et en islam se croisent. La forme du conte connait diverses apogées au cours des siècles(XIIe, XIIIe et XVe siècles. Les XVIIe et XVIIIe siècles européens connaissent un nouvel âge d'or.
(2) Joseph Charles Mardrus qui, au XIXe siècle, sous prétexte "d'authenticité", complète et s'écarte de la version originelle compilée et écrite par Antoine Galland.
(3) Antoine Galland, philologue, antiquaire, écrivain et auxiliaire d'ambassade, créa l'événement avec la publication des "Mille et Une Nuits" : une "compilation réécriture" de contes proche orientaux qu'il a collectée dans l'Empire ottoman et acclimaté plutôt qu'il ne les a traduit pour le lecteur de son époque. Il instaure ce faisant un style et une tradition orientaliste à bien des égards fantasmatiques mais qui suscite un mouvement de recherche et de réappropriation culturelle.
Tous les successeurs d'Antoine Galland auront à cœur de compléter, corriger pour atteindre une forme supposée intègre et originelle.

"Les Mille et Une Nuits"

© Elizabeth Carecchio.
© Elizabeth Carecchio.
Une création de Guillaume Vincent très librement inspirée des "Mille et Une Nuits".
Mise en scène : Guillaume Vincent.
Assistant à la mise en scène : Simon Gelin
Dramaturgie : Marion Stoufflet.
Avec : Alann Baillet, Florian Baron, Moustafa Benaïbout, Lucie Ben Dû, Hanaa Bouab, Andréa El Azan, Émilie Incerti Formentini, Florence Janas, Makita Samba, Kyoko Takenaka, Charles-Henri Wolff.
Scénographie : François Gauthier-Lafaye.
Collaboration à la scénographie : Pierre-Guilhem Coste.
Lumière : César Godefroy.
Collaboration à la lumière : Hugo Hamman.
Composition musicale : Olivier Pasquet.
Son : Sarah Meunier-Schoenacker.
Costumes : Lucie Ben Dû.

Durée : 3 h (avec un entracte).
Compagnie MidiMinuit.

8 novembre au 8 décembre 2019.
Du mardi au samedi à 20 h, dimanche à 15 h.
Odéon Théâtre de l'Europe, Paris 6e, 01 44 85 40 40.
>> www.theatre-odeon.eu

Jean Grapin
Vendredi 15 Novembre 2019

Nouveau commentaire :

Théâtre | Danse | Concerts & Lyrique | À l'affiche | À l'affiche bis | Cirque & Rue | Humour | Festivals | Pitchouns | Paroles & Musique | Avignon 2017 | Avignon 2018 | Avignon 2019 | CédéDévédé | Trib'Une | RV du Jour | Pièce du boucher | Coulisses & Cie | Coin de l’œil | Archives | Avignon 2021 | Avignon 2022 | Avignon 2023 | Avignon 2024 | À l'affiche ter





Numéros Papier

Anciens Numéros de La Revue du Spectacle (10)

Vente des numéros "Collectors" de La Revue du Spectacle.
10 euros l'exemplaire, frais de port compris.






À découvrir

"Rimbaud Cavalcades !" Voyage cycliste au cœur du poétique pays d'Arthur

"Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées…", Arthur Rimbaud.
Quel plaisir de boucler une année 2022 en voyageant au XIXe siècle ! Après Albert Einstein, je me retrouve face à Arthur Rimbaud. Qu'il était beau ! Le comédien qui lui colle à la peau s'appelle Romain Puyuelo et le moins que je puisse écrire, c'est qu'il a réchauffé corps et cœur au théâtre de l'Essaïon pour mon plus grand bonheur !

© François Vila.
Rimbaud ! Je me souviens encore de ses poèmes, en particulier "Ma bohème" dont l'intro est citée plus haut, que nous apprenions à l'école et que j'avais déclamé en chantant (et tirant sur mon pull) devant la classe et le maître d'école.

Beauté ! Comment imaginer qu'un jeune homme de 17 ans à peine puisse écrire de si sublimes poèmes ? Relire Rimbaud, se plonger dans sa bio et venir découvrir ce seul en scène. Voilà qui fera un très beau de cadeau de Noël !

C'est de saison et ça se passe donc à l'Essaïon. Le comédien prend corps et nous invite au voyage pendant plus d'une heure. "Il s'en va, seul, les poings sur son guidon à défaut de ne pas avoir de cheval …". Et il raconte l'histoire d'un homme "brûlé" par un métier qui ne le passionne plus et qui, soudain, décide de tout quitter. Appart, boulot, pour suivre les traces de ce poète incroyablement doué que fut Arthur Rimbaud.

Isabelle Lauriou
25/03/2024
Spectacle à la Une

"Le consentement" Monologue intense pour une tentative de récit libératoire

Le livre avait défrayé la chronique à sa sortie en levant le voile sur les relations pédophiles subies par Vanessa Springora, couvertes par un milieu culturel et par une époque permissive où ce délit n'était pas considéré comme tel, même quand celui-ci était connu, car déclaré publiquement par son agresseur sexuel, un écrivain connu. Sébastien Davis nous en montre les ressorts autant intimes qu'extimes où, sous les traits de Ludivine Sagnier, la protagoniste nous en fait le récit.

© Christophe Raynaud de Lage.
Côté cour, Ludivine Sagnier attend à côté de Pierre Belleville le démarrage du spectacle, avant qu'elle n'investisse le plateau. Puis, pleine lumière où V. (Ludivine Sagnier) apparaît habillée en bas de jogging et des baskets avec un haut-le-corps. Elle commence son récit avec le visage fatigué et les traits tirés. En arrière-scène, un voile translucide ferme le plateau où parfois V. plante ses mains en étirant son corps après chaque séquence. Dans ces instants, c'est presque une ombre que l'on devine avec une voix, continuant sa narration, un peu en écho, comme à la fois proche, par le volume sonore, et distante par la modification de timbre qui en est effectuée.

Dans cet entre-deux où le spectacle n'a pas encore débuté, c'est autant la comédienne que l'on voit qu'une inconnue, puisqu'en dehors du plateau et se tenant à l'ombre, comme mise de côté sur une scène pourtant déjà éclairée avec un public pas très attentif de ce qui se passe.

Safidin Alouache
21/03/2024
Spectacle à la Une

"Un prince"… Seul en scène riche et pluriel !

Dans une mise en scène de Marie-Christine Orry et un texte d'Émilie Frèche, Sami Bouajila incarne, dans un monologue, avec superbe et talent, un personnage dont on ignore à peu près tout, dans un prisme qui brasse différents espaces-temps.

© Olivier Werner.
Lumière sur un monticule qui recouvre en grande partie le plateau, puis le protagoniste du spectacle apparaît fébrilement, titubant un peu et en dépliant maladroitement, à dessein, son petit tabouret de camping. Le corps est chancelant, presque fragile, puis sa voix se fait entendre pour commencer un monologue qui a autant des allures de récit que de narration.

Dans ce monologue dans lequel alternent passé et présent, souvenirs et réalité, Sami Bouajila déploie une gamme d'émotions très étendue allant d'une voix tâtonnante, hésitante pour ensuite se retrouver dans un beau costume, dans une autre scène, sous un autre éclairage, le buste droit, les jambes bien plantées au sol, avec un volume sonore fort et bien dosé. La voix et le corps sont les deux piliers qui donnent tout le volume théâtral au caractère. L'évidence même pour tout comédien, sauf qu'avec Sami Bouajila, cette évidence est poussée à la perfection.

Toute la puissance créative du comédien déborde de sincérité et de vérité avec ces deux éléments. Nul besoin d'une couronne ou d'un crucifix pour interpréter un roi ou Jésus, il nous le montre en utilisant un large spectre vocal et corporel pour incarner son propre personnage. Son rapport à l'espace est dans un périmètre de jeu réduit sur toute la longueur de l'avant-scène.

Safidin Alouache
12/03/2024