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Théâtre

"Le Sommet" L'ivresse des hautes altitudes partagée par six personnages en quête d'ascension

Un spectacle signé Christoph Marthaler, chantre d'une esthétique de la dérision s'enracinant dans la banalité du quotidien, ne ressemble à aucun autre. Chez le metteur en scène suisse, la fantaisie débridée se met irrésistiblement au service d'une plongée en apnée dans l'univers d'un non-sens porteur de significations à reconstruire… Un peu comme si les borborygmes articulés avec grand sérieux et les déclarations déconnectées du réel de ces six personnages "haut perchés" résonnaient – en musiques et en chants – avec les échos lointains d'une Pythie contemporaine. À chacun(e) d'y projeter (ou pas) sa propre interprétation. Le résultat est saisissant : un moment de pur plaisir poétique invitant à un lâcher-prise vertigineux.



© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Un chalet-refuge de haute montagne avec un rocher trônant en son milieu et, son quatrième mur abattu, ouvrant directement sur la salle de spectacle. Dans ce lieu improbable, isolé du monde d'ici-bas – "Routes et vallées bloquées pour les quinze à dix-huit années à venir" – trois hommes et trois femmes énigmatiques vont se retrouver en empruntant successivement la même porte d'entrée : un passe-plat ménagé dans le mur du fond… Une réunion "au sommet" dont l'enjeu se fond dans l'extra-ordinaire de relations humaines rythmées par un accordéoniste dépositaire du tempo.

L'entrée en scène des protagonistes introduit d'emblée à un monde hors norme. Dans un silence abyssal, vêtus d'accoutrements de montagnards de légende (chapeau tyrolien à plumes et salopette bavaroise en peau, godillots aux pieds), ils feront tour à tour leur apparition, jambes emmêlées les unes aux autres ou porteurs du barda monumental de randonneurs hors sol. L'accordéoniste reprendra son instrument et tous de chantonner, la bouche grande ouverte, jusqu'à ce que leurs vocalises ne soient interrompues par un signal sonore les faisant se précipiter en chœur vers des dossiers rédigés en italien, allemand, anglais et français… Une pluralité de langues auxquelles les uns et les autres n'auront pas accès créant une cacophonie joyeuse, une communication inaudible renvoyant à la tour de Babel… comme pour punir ces hauts dignitaires d'avoir voulu tutoyer le ciel en s'arrachant au monde ordinaire de leurs semblables restés en bas de l'échelle (sociale).

© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Se succéderont des saynètes improbables, certaines traversées d'un humour mélancolique, toutes marquées par un esprit iconoclaste que les instigateurs du mouvement Dada (né à Zurich, en Suisse… tout comme Christoph Marthaler) n'auraient pas renié. Ainsi de l'Italienne devenue hystérique, se prenant pour le christ en exhibant ses stigmates, et déclamant à l'adresse d'un Dieu manquant décidément d'exubérance : "Viens, saisis-moi, enflamme-moi, chéri, blesse-moi, attache-moi et détruis-moi". Du passe-plat apparaitra alors une vierge à l'enfant accouplée d'un extincteur…

Habillages et déshabillages, deux mamelles de l'illusion théâtrale… Hammam improvisé sur les pierres brûlantes du rocher donnant à voir les personnages en petite tenue et serviette nouée autour des reins, cérémonie de gala en robes de soirées et nœuds pap'. Numéro de percussion corporelle où l'un d'entre eux utilisera sa tête entière comme instrument de musique. Discours solennel (dés)articulé sous forme de borborygmes suscitant chez les autres comparses rires et/ou indignations mêlées. Autre discours tout aussi improbable, entrainant cette fois les crépitements en saccades d'appareils photos.

© Matthias Horn.
© Matthias Horn.
Autres saillies liées au largage de bonbonnes d'air (à gonfler à la bouche) pour survivre dans un environnement dont l'oxygène se raréfie drastiquement, ou à la lecture d'extraits du livre d'or de la cabane regorgeant de réflexions à haute teneur philosophique – "Les chaussures peuvent être trop grandes, mais pas les pieds" – ou encore aux prescriptions de survie en milieu hostile : "maladie transmise par la musique et le chant, gardez la bouche fermée".

Quant à la chute, elle viendra apporter son supplément de bol d'air dans ce maelstrom décoiffant à l'envi. Ainsi, au-delà de la diffraction des langages réduits le plus souvent à leur sonorité musicale quand il ne s'agit pas d'envolées lyriques à consonances dadaïstes, se joue une comédie humaine à pleurer… de rire. Un "Sommet" dont on n'est pas prêt de redescendre, tant sa petite musique agit en nous comme un charme.
◙ Yves Kafka

Vu le mercredi 3 décembre 2025, Grande Salle Vitez du tnba (Théâtre national Bordeaux Aquitaine), à Bordeaux.

"Le Sommet"

© Nora Rupp.
© Nora Rupp.
Création le 6 mai 2025 au Piccolo Teatro, Milan.
Spectacle multilingue, surtitré en français.
Conception et mise en scène : Christoph Marthaler.
Assistante à la mise en scène : Giulia Rumasuglia.
Stagiaire mise en scène : Louis Rebetez.
Avec : Liliana Benini, Charlotte Clamens, Raphael Clamer, Federica Fracassi, Lukas Metzenbauer, Graham F. Valentine.
Dramaturgie : Malte Ubenauf.
Collaboration à la dramaturgie : Éric Vautrin.
Scénographie : Duri Bischoff.
Costumes : Sara Kittelmann.
Maquillage et perruques : Pia Norberg.
Lumière : Laurent Junod.
Son : Charlotte Constant.
Répétition musicale : Bendix Dethleffsen, Dominique Tille.
Accessoires et construction du décor : Théâtre Vidy-Lausanne.
Confection de costumes : Piccolo Teatro di Milano - Teatro d'Europa.
Habillage : Cécilé Delanoë.
À partir de 14 ans.
Durée : 1 h 50.

© Nora Rupp.
© Nora Rupp.
"Le Sommet" comprend des textes de Christoph Marthaler, Malte Ubenauf et les interprètes, ainsi que des extraits et citations d'Elisa Biagini, Olivier Cadiot, Patrizia Cavalli, Bodo Hell, Norbert Hinterberger, Gert Jonke, Antonio Moresco, Aldo Nove, Pier Paolo Pasolini, Werner Schwab, Christophe Tarkos, Dylan Thomas, Giuseppe Ungaretti et Patrizia Valduga.
Ainsi que des musiques inspirées des Beatles, l'Abbé Bovet, Adriano Celentano, Wolfgang Amadeus Mozart, Franz Schubert et des mélodies populaires suisses et autrichiennes.

Représenté du 3 au 5 décembre 2025 au tnba (Théâtre national Bordeaux Aquitaine).

Tournée
10 et 11 décembre 2025 : Grand Théâtre, Les Gémeaux - Scène nationale, dans le cadre du Festival d'Automne à Paris, Sceaux (92).
Du 16 au 18 décembre 2025 : Salle Charles Apothéloz, Théâtre Vidy-Lausanne ; Lausanne (Suisse).
Du 20 au 22 janvier 2026 : L'Espace, Les 2 Scènes - Scène nationale, Besançon (25).
29 et 30 janvier 2026 : Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, Luxembourg (Luxembourg).
Du 11 au 13 mars 2026 : Grande salle, Malraux - scène nationale Chambéry-Savoie, Chambéry (73).
20 et 21 mars 2026 : Grande salle, La Filature - Scène nationale, Mulhouse (68).

Yves Kafka
Mardi 9 Décembre 2025

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