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Théâtre

"Le Sang des Vivants" Mémoires à vif d'une Commune à jamais vivante

La Compagnie "Dies irae" de Matthieu Boisset enracine sa dernière création dans les plis de son patronyme, "Jour de colère". Mais comment ne le serait-on pas en colère quand notre République menacée se retrouve en ces jours bruns au bord de l'abîme ? Depuis novembre 2019, dates des premières présentations, cette performance artistique n'a de cesse d'investir des lieux aussi divers qu'un théâtre associatif, une clairière, un parc de château, un ancien cinéma devenu bistrot, ou encore une médiathèque.



© Maurice Lafaye.
© Maurice Lafaye.
C'est que, venus de tous horizons créatifs, les baladins réunis autour de la même synergie progressiste ont à cœur de ressusciter l'enthousiasme émancipateur des Communards de 1871, incarnant artistiquement l'état d'esprit de ceux et celles qui ont "délibérément" élu la parole performative comme arme princeps des conquêtes libertaires.

Cependant, ce n'est ni forme figée dans une écriture et mise en espace intangible, ni conférence gesticulée inspirée de Franck Lepage, ni meeting politique, encore moins spectacle de reconstitution historique… "Le Sang des Vivants" échappe à toute "coagulation", il irrigue de bout en bout cette performance artistique et citoyenne. À géométrie variable (de dix à quatorze sur scène) et à contenu puisant dans un corpus de textes mêlant, au gré des inspirations, des documents d'archives (lettres, comptes rendus de séances de la Commune de Paris ou encore du Club des Femmes de 1871), des extraits de roman actuel (l'excellent "Dans l'ombre du brasier" d'Hervé Le Corre), des chants révolutionnaires et des compositions contemporaines leur faisant écho, il est à prendre comme une exploration in vivo.

© Maurice Lafaye.
© Maurice Lafaye.
En effet, immergé au sein d'une assemblée citoyenne, on participe pleinement (même si c'est silencieusement) aux débats qui s'y déroulent. Débats vigoureux où l'on écoute l'autre en affirmant ses positions, où l'on invente (comme on invente un trésor) ensemble un monde fait de justice et d'équité, un monde où la parole des humbles n'est pas voix anonyme déposée dans une urne mais "prend corps" littéralement pour devenir… "constituante" ! Dans ces envolées de démocratie directe où les contours d'une république sociale se dessinent à grands renforts de résolutions mises aux voix, de lectures de poèmes ponctuées de pauses musicales (contrebasse et guitares) et de chants a cappella à vous donner les frissons, c'est toute l'énergie festive révolutionnaire qui se cristallise pour rejaillir sur nous.

À entendre ces hommes et femmes proclamer l'abolition de la peine de mort, le droit des femmes à disposer de leur ventre, à devenir autrices en action au même titre que leurs compagnons de luttes, on se dit que temps et progrès sont deux noms qui ne riment pas obligatoirement ensemble… 1871 - 2022, cent cinquante années se sont écoulées et certains voudraient remettre en cause ces conquêtes acquises de haute lutte par les opprimés ? Se justifie l'urgence d'un "théâtre-forum" permanent, celui-là même que prescrivait Augusto Boal - grande figure du théâtre contemporain et fondateur du "Théâtre de l'Opprimé" - seul susceptible de redonner à l'art ses lettres de noblesse roturière. De quoi insuffler un salutaire sang neuf au tiers état, ce "sang des vivants".

© Maurice Lafaye.
© Maurice Lafaye.
Pas étonnant que cette performance théâtrale - portée par des artistes engagés autant dans la pratique de leur discipline que dans les convictions qui les animent - ait trouvé une place de choix dans le cadre de l'opération "Bienvenue" ; une mobilisation pour les réfugiés(es) initiée par SOS Méditerranée qui, du 2 avril au 3 mai à Bordeaux et en Gironde, se traduit par de nombreuses expositions, concerts, ateliers, débats, films et autres créations (entrée libre, chacun participant à son gré). En plagiant Pierre Bourdieu, on pourrait dire que "l'art est [ici] un sport de combat". Aussi, au-delà de toute pensée partisane, à l'heure où d'autres se servent de l'art plus qu'ils ne le servent, l'on ne peut qu'être réjoui par cette création, "ouvroir de libertés potentielles".

Vu le vendredi 8 avril 2022 à la Fabrique Pola à Bordeaux dans le cadre de "Bienvenue".

"Le sang des vivants"

© Maurice Lafaye.
© Maurice Lafaye.
Compagnie "Dies irae", Matthieu Boisset.
Avec la troupe de communards : Matthieu Boisset, Jules Boisset, Valentin Calonne, Éric Chevance, Léa Cornetti, Benjamin Ducroq, Frédéric Guerbert, Mélanie Henel, Dany Hubert, Isabelle Jelen, Marianne Perdu, Michel Richard, Hervé Rigaud, Daniel Strugeon.
Technique : Matthieu Chevet.

Les premières expérimentations du spectacle "Le sang des vivants" ont eu lieu les 22 et 23 novembre 2019 au Théâtre du Levain à Bègles.
>> Lire aussi "Le Sang des vivants, Variations communes !" Allons enfants de la Commune…

Festival Bienvenue 2022
Par le collectif du même nom.
Du 2 avril au 3 mai 2022.
Une initiative citoyenne et associative au profit de SOS Méditerranée.
À Bordeaux et en Gironde.
>> collectifbienvenue.fr

>> ciediesirae.fr

Yves Kafka
Lundi 25 Avril 2022

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"L'Effet Papillon" Se laisser emporter au fil d'un simple vol de papillon pour une fascinante expérience

Vous pensez que vos choix sont libres ? Que vos pensées sont bien gardées dans votre esprit ? Que vous êtes éventuellement imprévisibles ? Et si ce n'était pas le cas ? Et si tout partait de vous… Ouvrez bien grands les yeux et vivez pleinement l'expérience de l'Effet Papillon !

© Pics.
Vous avez certainement entendu parler de "l'effet papillon", expression inventée par le mathématicien-météorologue Edward Lorenz, inventeur de la théorie du chaos, à partir d'un phénomène découvert en 1961. Ce phénomène insinue qu'il suffit de modifier de façon infime un paramètre dans un modèle météo pour que celui-ci s'amplifie progressivement et provoque, à long terme, des changements colossaux.

Par extension, l'expression sous-entend que les moindres petits événements peuvent déterminer des phénomènes qui paraissent imprévisibles et incontrôlables ou qu'une infime modification des conditions initiales peut engendrer rapidement des effets importants. Ainsi, les battements d'ailes d'un papillon au Brésil peuvent engendrer une tornade au Mexique ou au Texas !

C'est à partir de cette théorie que le mentaliste Taha Mansour nous invite à nouveau, en cette rentrée, à effectuer un voyage hors du commun. Son spectacle a reçu un succès notoire au Sham's Théâtre lors du Festival d'Avignon cet été dernier.

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Brigitte Corrigou
08/09/2023
Spectacle à la Une

"Hedwig and the Angry inch" Quand l'ingratitude de la vie œuvre en silence et brise les rêves et le talent pourtant si légitimes

La comédie musicale rock de Broadway enfin en France ! Récompensée quatre fois aux Tony Awards, Hedwig, la chanteuse transsexuelle germano-américaine, est-allemande, dont la carrière n'a jamais démarré, est accompagnée de son mari croate,Yithak, qui est aussi son assistant et choriste, mais avec lequel elle entretient des relations malsaines, et de son groupe, the Angry Inch. Tout cela pour retracer son parcours de vie pour le moins chaotique : Berlin Est, son adolescence de mauvais garçon, son besoin de liberté, sa passion pour le rock, sa transformation en Hedwig après une opération bâclée qui lui permet de quitter l'Allemagne en épouse d'un GI américain, ce, grâce au soutien sans failles de sa mère…

© Grégory Juppin.
Hedwig bouscule les codes de la bienséance et va jusqu'au bout de ses rêves.
Ni femme, ni homme, entre humour queer et confidences trash, il/elle raconte surtout l'histoire de son premier amour devenu l'une des plus grandes stars du rock, Tommy Gnosis, qui ne cessera de le/la hanter et de le/la poursuivre à sa manière.

"Hedwig and the Angry inch" a vu le jour pour la première fois en 1998, au Off Broadway, dans les caves, sous la direction de John Cameron Mitchell. C'est d'ailleurs lui-même qui l'adaptera au cinéma en 2001. C'est la version de 2014, avec Neil Patrick Harris dans le rôle-titre, qui remporte les quatre Tony Awards, dont celui de la meilleure reprise de comédie musicale.

Ce soir-là, c'était la première fois que nous assistions à un spectacle au Théâtre du Rouge Gorge, alors que nous venons pourtant au Festival depuis de nombreuses années ! Situé au pied du Palais des Papes, du centre historique et du non moins connu hôtel de la Mirande, il s'agit là d'un lieu de la ville close pour le moins pittoresque et exceptionnel.

Brigitte Corrigou
20/09/2023
Spectacle à la Une

"Zoo Story" Dans un océan d'inhumanités, retrouver le vivre ensemble

Central Park, à l'heure de la pause déjeuner. Un homme seul profite de sa quotidienne séquence de répit, sur un banc, symbole de ce minuscule territoire devenu son havre de paix. Dans ce moment voulu comme une trêve face à la folie du monde et aux contraintes de la société laborieuse, un homme surgit sans raison apparente, venant briser la solitude du travailleur au repos. Entrant dans la narration d'un pseudo-récit, il va bouleverser l'ordre des choses, inverser les pouvoirs et détruire les convictions, pour le simple jeu – absurde ? – de la mise en exergue de nos inhumanités et de nos dérives solitaires.

© Alejandro Guerrero.
Lui, Peter (Sylvain Katan), est le stéréotype du bourgeois, cadre dans une maison d'édition, "détenteur" patriarcal d'une femme, deux enfants, deux chats, deux perruches, le tout dans un appartement vraisemblablement luxueux d'un quartier chic et "bobo" de New York. L'autre, Jerry (Pierre Val), à l'opposé, est plutôt du côté de la pauvreté, celle pas trop grave, genre bohème, mais banale qui fait habiter dans une chambre de bonne, supporter les inconvénients de la promiscuité et rechercher ces petits riens, ces rares moments de défoulement ou d'impertinence qui donnent d'éphémères et fugaces instants de bonheur.

Les profils psychologiques des deux personnages sont subtilement élaborés, puis finement étudiés, analysés, au fil de la narration, avec une inversion, un basculement "dominant - dominé", s'inscrivant en douceur dans le déroulement de la pièce. La confrontation, involontaire au début, Peter se laissant tout d'abord porter par le récit de Jerry, devient plus prégnante, incisive, ce dernier portant ses propos plus sur des questionnements existentiels sur la vie, sur les injonctions à la normalité de la société et la réalité pitoyable – selon lui – de l'existence de Peter… cela sous prétexte d'une prise de pouvoir de son espace vital de repos qu'est le banc que celui-ci utilise pour sa pause déjeuner.

La rencontre fortuite entre ces deux humains est en réalité un faux-semblant, tout comme la prétendue histoire du zoo qui ne viendra jamais, Edward Albee (1928-2016) proposant ici une réflexion sur les dérives de la société humaine qui, au fil des décennies, a construit toujours plus de barrières entre elle et le vivant, créant le terreau des détresses ordinaires et des grandes solitudes. Ce constat fait dans les années cinquante par l'auteur américain de "Qui a peur de Virginia Woolf ?" se révèle plus que jamais d'actualité avec l'évolution actuelle de notre monde dans lequel l'individualisme a pris le pas sur le collectif.

Gil Chauveau
15/09/2023